Certaines œuvres font totalement appel à nos sensibilités propres et à nos affects, à ce qu’il y a enfoui au fond de nous. Carmen est clairement de celles-là et il est fort probable que le premier long-métrage du chorégraphe français Benjamin Millepied fascinera et envoûtera des spectateurs, comme il est également possible qu’il en laisse certains sur le carreau voire qu’il en indiffère ou agace d’autres.
En revanche, pour ceux qui se laisseront aller à goûter et apprécier ce pas de deux baigné dans la lumière du désert californien et des néons interlopes de Los Angeles, ce sera à coup sûr hypnotique. Et le voyage sensoriel qui nous est offert restera longtemps gravé dans nos mémoires. C’est le genre d’œuvre particulière qui aimante la rétine dès lors que la pellicule déroule ses premières images et qui confronte ainsi notre perception de l’esthétisme. L’Ouest américain et le folklore hispanique, enveloppés ici dans une tragédie aux résonances antiques, font de Carmen une sorte de voyage désespéré où la fatalité et le destin sont rois. Et où chaque image est d’un raffinement formel indéniable.
Le long-métrage est l’adaptation de l’illustre Carmen de Bizet, l’opéra le plus joué au monde. Mais en transposant l’action de nos jours à la frontière américano-mexicaine, avec une jeune hispanique et un soldat américain devenu garde-frontière, le scénario de Carmen en film s’avère plutôt éloigné de l’œuvre originale. Au final, c’est une vague et très lointaine adaptation. Millepied s’en inspire seulement, en se servant des prémisses et de quelques passages obligés qu’il actualise. Il n’utilise donc le matériau de base que presque comme un prétexte. Et ce n’est pas grave, tant l’histoire singulière à laquelle il nous convie, aussi bien sur la forme que sur le fond, nous happe.
Forcément, Carmen est un film baigné dans la danse même si elle ne phagocyte pas tout le film. On aurait peut-être même cru (et voulu) en voir plus. On est loin, très loin, des Sexy Dance et consorts. Ici, à l’instar d’une comédie musicale où les passages chantés permettent d’exprimer les émotions et les ressentis des personnages, c’est par l’expression des corps, grâce à des ballets et des mouvements que ceux-ci dévoilent leurs sentiments. Et ce, dès lors que les deux amoureux se retrouvent en fuite, le premier acte étant bien plus avare en séquences dansées. Mais celles que nous donne à voir Carmen sont sublimes et fusionnent impeccablement avec l’histoire. Tout en laissant au spectateur le soin de les décrypter…
Plusieurs des scènes dansées sont donc mémorables. On pense à l’impressionnante scène de prologue où une matriarche mexicaine effectue un solo de flamenco pour accueillir ses assassins. Un moment semblable à un duel, d’une puissance rare, entre le western et le fantastique. Mais aussi à celle, empreinte de magie et proche du rêve, devant une foire aux manèges éclairée par des lasers nocturnes. Il y aussi celle du combat final dans le parking souterrain, où le hip-hop fait corps avec une danse belliqueuse et presque satanique, où l’étrange et les ténèbres ne sont pas loin.
Au-delà du côté dansé, tout le long-métrage est parcouru de chants monacaux qui appuient admirablement le drame qui se joue devant nos yeux. Et l’accompagnement sonore fait d’orgues puissants ajoute à cet aspect éminemment tragique. Millepied se sert des éclairages de toutes sortes pour créer une atmosphère unique et singulière proche de l’irréel. Paul Mescal, nouvelle star en devenir depuis sa découverte dans la sublime série Normal People, et Melissa Barrera, échappée de la saga Scream, forment un beau duo. Ils sont convaincants même s’il faut avouer que l’alchimie entre les deux personnages ne nous saute pas autant aux yeux qu’on l’aurait espéré.
Il n’empêche, le film nous cueille et nous absorbe durant près de deux heures. On assiste à un spectacle qui marie la danse et le cinéma de la plus belle des façons. Millepied filme le désert californien de manière presque mystique, se jouant des clichés et de l’imaginaire que l’on s’en fait. Les images sont raffinées au point qu’on se rapproche parfois de l’art photographique et certains plans sont proprement magnifiques, la caméra du néo-cinéaste sublimant les lieux de tournage. Quant à toute la symbolique accompagnant la course folle des deux amants, entre mystères et évidences, elle est en totale adéquation avec l’atmosphère et le propos de Carmen.
On se remémore tous ces morceaux, dansés ou pas, qui égrainent un long-métrage proche du songe et nous laissent des étoiles plein les yeux. Cette balade nocturne est composée de beaucoup de moments inoubliables et singuliers. Et si quelques longueurs se profilent, Carmen demeure un film rare, unique et fascinant. C’est donc un galop d’essai exécuté de manière magistrale pour Benjamin Millepied. Un premier essai finalement aussi surprenant que fidèle à ce que l’on pouvait attendre du chorégraphe en chef de l’Opéra de Paris.
Bande-annonce : Carmen
Synopsis du film : Carmen, une jeune mexicaine qui tente de traverser la frontière, tombe sur une patrouille américaine. Aidan, jeune ex-marine lui sauve la vie en tuant l’un des siens. A jamais liés par cette nuit tragique et désormais poursuivis par les forces de l’ordre, ils font route ensemble vers la Cité des Anges. Ils trouveront refuge au cœur de la Sombra Poderosa, un club tenu par la tante de Carmen qui leur offrira un moment suspendu grâce à la musique et la danse.
Fiche technique : Carmen
Réalisateur : Benjamin Millepied.
Casting : Paul Mescal, Melissa Barerra, Rossy de Palma, …
Scénariste : Benjamin Millepied, d’après l’oeuvre de Georges Bizet.
Production : Rosemary Blight et Dimitri Rassam.
Distribution France : Pathé.
En salle le 14 juin 2023 / 1h 56min / Drame musical.