Caravage de Michele Placido: un clair-obscur bâclé…

Le 29 Décembre 2022 sort Caravage, film de Michele Placido. Son titre original « L’Ombra di Caravaggio », est à la mesure de la réputation du peintre, Michelangelo Merisi, dit Le Caravage. Un « punk » dans le monde académique canonique et exigeant, le méprisant autant que lui le rejette. Retour sur un biopic qui mérite qu’on s’y attarde, malgré son échec.

Après une Renaissance Italienne aussi longue que fastueuse, le style baroque prend la relève. L’art baroque reste difficile à définir. Cependant, la plupart des spécialistes s’accordent à dire que ses caractéristiques intrinsèques sont les suivantes: le mouvement des personnages d’une toile, figés dans une action particulière, un contraste étrange dans la lumière. Mais surtout, ce style est instrumentalisé par l’Église Catholique afin de présenter à ses fidèles des récits bibliques et leurs épisodes les plus marquants. Pour vous figurer ce qu’est ce mouvement artistique, nous vous invitons à regarder des toiles connues de l’époque telles :  Le Jugement de Pâris, par Rubens (1639) , La Laitière de Vermeer (1658) et enfin, la célèbre toile d’Artemisia Gentileschi Judith terrassant Holopherne (1620).

Synopsis: 1609, Le Caravage est en cavale après le meurtre d’un rival. Le Saint-Siège charge donc un personnage mystérieux, l’Ombre, de le pourchasser afin qu’il puisse être exécuté. Mais il n’y a pas que ce crime que l’Église met sur le dos du Caravage, il y a aussi son œuvre…

Qui est le Caravage?

Avant de parler du long-métrage, nous voudrions dresser un portrait historique de Michelangelo Merisi da Caravaggio. Pour cela, nous nous sommes documentés sur sa vie. Vous trouverez nos références à la fin de cet article.

Jeunesse et formation

Michelangelo Merisi naît à Milan ou Caravaggio, dans le nord de l’Italie, le 29 septembre 1571. Sa famille n’est ni pauvre comme il a longtemps été prétendu, ni riche. Le père est contremaître (d’après José Frèches) ou architecte décorateur du Marquis de Caravage, Francesco Ie Sforza (d’après Gilles Lambert). Dans tous les cas, cela met la famille à l’abri financièrement. Mais la peste frappe Milan de plein fouet entre 1575 et 1577. Michele perd son père et son oncle dans cette tragédie. Ses biographes lui attribuent un caractère belliqueux et querelleur depuis sa jeunesse, qui lui valent déjà des plaintes.

En 1584, Merisi intègre l’atelier du peintre Simone Peterzano, vraisemblablement sous la protection du nouveau marquis de Caravage, un membre de la famille Colonna. Peterzano est héritier de l’école Vénitienne et un élève de Titien. Il peint dans un style maniériste et « sévère », cher aux académistes de la Renaissance tardive. Celui-ci se caractérise par un mouvement plus contrôlé et quasiment moins naturel.  Après avoir voyagé, Merisi intègre l’atelier du Cavalier d’Arpin, qui est un intermédiaire, prenant déjà commande auprès du clergé et lui achetant quelques œuvres.

À l’époque, Merisi peint surtout des œuvres de petites tailles, contrairement aux fresques chères au cœur des autres artistes. Mais c’est le Cardinal Del Monte qui repère le grand talent de Merisi et qui lui permet de s’exprimer pleinement. Sous son mécénat, Michelangelo peint parmi ses plus belles œuvres profanes: L’Amor vincit Omnia, Le Joueur de Luth, ou Le Bacchus couronné de Pampres. Ce ne sont pas que des œuvres d’art sublimes : elles sont aussi provocantes, sensuelles et posent une certaine ambiguïté quant à ce qu’elles transmettent.

Un « punk » du XVIIe

Mais Michelangelo se distingue aussi par une remarquable dextérité artistique lorsqu’il s’attaque aux commandes de type religieux. Nous lui devons nombre de toiles remarquables telles Le Repos de la fuite d’Égypte, La Conversion de St-Paul ou La Crucifixion de St-Pierre, qui oscillent entre la beauté dépouillée et un naturalisme presque brutal. Ce sont ces toiles à thème religieux qui donne ses lettres de noblesse au Caravage. Et c’est cela le Baroque, une sorte de capture à l’instant t d’une image, avec un éclairage, une action figée dans un mouvement et de la noirceur pour mettre en avant la scène.

Cependant, si son Amour charnel (Amor vincit Omnia) « passe » encore, on crie au scandale quant à son utilisation des courtisanes et des prostituées pour ses madones et ses saintes. Par exemple, sa (supposée) maîtresse Lena Antognetti a été utilisée pour deux portraits de Vierge à l’enfant: La Madone des Palefreniers et La Madone de Lorette. On remarque alors une Vierge qui n’est pas dénuée de sensualité.

Mais l’opinion publique s’insurgera contre La Mort de la Vierge. C’est son dernier tableau fait à Rome et il représente la Vierge sur son lit de Mort. D’après Gilles Lambert, son expérience en tant que malade de la fièvre romaine (ou de la peste) à l’hôpital Sainte-Marie-de-la-consolation résonne encore dans cette toile. Cette Vierge dans toute la décrépitude de la mort, pieds nus et corps gonflé a été une source de grand scandale. Le public a pris ce tableau pour une marque « d’irrespect » (selon les mots de l’historien de l’art José Frèches). En effet, la représentation de la Sainte des Saintes, mère du Christ dans un état de décrépitude quasi-humain n’est pas passé. Le tableau a failli être détruit, racheté à temps par un noble italien.

Le début des problèmes

La personnalité de Michelangelo est assez complexe, ou « clair-obscure » comme son œuvre. Mais son travail atteste quand même d’une grande piété religieuse, au moins pour la Madone. Pour l’historien de l’art José Frèches, « Le Caravage avait de la Vierge Marie la perception de Saint Ignace de Loyola dans ses Exercices: la mère du Christ est enracinée dans le monde des humains pour lequel elle joue le rôle d’intercesseur avec la puissance divine. […] Marie incarnait « la » femme et il lui consacrera ses œuvres les plus émouvantes, toutes empruntes de piété. » (p. 61-66)

Mais d’un autre côté, c’est un homme au tempérament turbulent et belliqueux qui avait déjà des procès pour coups et blessures depuis Milan, et cela ne s’est pas amélioré en allant à Rome. Il a un casier judiciaire plutôt consistant, alors de ports d’armes illégales jusqu’à l’agression physique d’un notaire.

À ce tempérament de feu, s’ajoute un penchant pour la promiscuité. Pendant longtemps, lui sont attribués des relations quasiment homosexuelles, allant de pair avec sa réputation d’artiste maudit. Cependant, il a bien été prouvé qu’il a eu au moins deux amantes. De toute façon, sa fréquentation nocturne pouvait le mettre en rapport avec des hommes prostitués aussi, donc qu’il en ait eu comme amant occasionnel ou pas ne change pas grand chose à son art. Mais la fusion de la violence et des plaisirs charnels lui sera fatale en 1606, lorsqu’il tue accidentellement Ranuccio Tomassoni à cause d’une lutte pour la courtisane Fillide Melandroni. Il fuit Rome pour Naples.

Période d’exil et mort

Ainsi, en 1606, il part à Naples grâce à la complicité de la famille Colonna qui l’aidera tout au long de sa cavale, en échange de commandes. Il s’y réfugie, parvenant à vivre de son art. La plupart seront des commandes religieuses, avec un David tenant la tête de Goliath. Mais malgré ce confort, il quitte Naples à peine quelques mois après pour se réfugier à Malte en 1607. Il est fait Chevalier de grâce de l’Ordre de Malte une année plus tard, en 1608. Il continue son travail en représentant Alof de Wignancourt, son Grand Maître.

Radié de l’ordre pour une raison obscure (mais probablement à cause du meurtre qu’il a commis sur Tomassoni), il part de Malte pour aller à Syracuse. Il ne s’installe jamais longtemps ces dernières années-là. De Syracuse, il part à Messine pour retourner à Naples quelques temps plus tard et, finalement, revenir à Rome où il meurt dans des conditions plus que mystérieuses à l’hospice de la confrérie San Sebastiano, le 18 Juillet 1610. Pendant cette cavale, il a continué de prendre des commandes et à les exécuter avec minutie. Sa dernière œuvre datée est Le Martyr de Sainte-Ursule.

Ce que le film a retenu du Caravage

L’image du Caravage « maudit » a été fort heureusement laissée au placard. Dans ce long-métrage, il a une aura christique. C’est un marginal qui traîne auprès de ceux que la société rejette: les malades, les prostitués, les mendiants, les abandonnés.  Il fréquente les bas-fonds de Rome, sa misère et sa débauche pour s’en inspirer.

Un reflet dans une mare: tordre l’image pour en faire ce qu’on veut

Son art est représenté comme une image brute de la misère humaine. Dans l’Histoire de l’art, c’est une représentation qui est simplement naturaliste plus par intérêt et formation artistique, que par volonté de dénonciation de la richesse de l’Église et de la pauvreté du peuple, par exemple. La figure messianique se dessine par sa rébellion contre les autorités par son art dans ce long-métrage et par sa fin inévitable. Mais en réalité, il semblerait juste qu’il ait eu un tempérament trop querelleur.

Le Caravage Charnel

Ce Caravage sur pellicule est aussi un homme charnel, mais il y a une grande volonté de le montrer attiré seulement par l’univers qu’il connaît et dont il aime faire partie. C’est un univers sombre, celui de la nuit, de ceux qui expirent sans que les puissants ne daignent tourner la tête vers ce dernier souffle douloureux.

C’est peut-être même cela qui explique qu’il ne cède jamais au désir caché de Costanza Colonna, jouée par Isabelle Huppert.  Cette « intrigue » est d’ailleurs assez superflue et inutile au film. Nous avons bien compris qu’il y avait une certaine tension sexuelle autour de Michelangelo et le Cardinal Del Monte et entre Michelangelo et la Marquise Colonna, mais nous ne comprenons pas ce qui attire ces deux personnes de pouvoir vers lui.

La vie sentimentale de cet artiste n’est pas claire, mais il nous semble vraiment inadéquat d’en avoir fait un homme qui fasse tourner les têtes, sans même que cela ne serve l’intrigue. Sauf bien évidemment pour le cas de Lena Antognetti (Micaela Ramazzotti). Non seulement elle est une relation attestée, mais elle a été un modèle pour plusieurs des œuvres du peintre qui a agressé le notaire auquel elle était fiancée.

L’Ombre

Le personnage joué par Louis Garrel a un certain intérêt scénaristique. Le personnage a beau être assez antipathique et austère, il reste incroyablement superficiel, malgré tout le potentiel qu’il aurait pu montrer. Mais touché par l’œuvre du Caravage, et devant quand même le faire disparaître à cause de la dangerosité de son art, c’est un dilemme cornélien plutôt intéressant. Le rôle sied bien à Louis Garrel mais nous sommes bien déçus par le simplisme de ce personnage, alors qu’il semble comprendre la portée du génie du Caravage.

Une esthétique aussi clair-obscur que son personnage

Le film joue continuellement sur cette technique d’art. Le contraste entre l’obscurité où se cache tout le temps le Caravage, celle des bordels, des rues, de la nuit, de son atelier, dans la prison, l’hospice, et de la lumière des églises et des lieux où se réunissent les plus fortunés, donne un rendu intéressant. Mais ce ton-sur-ton entre le personnage et l’esthétique du film est aussi un signe de faiblesse.

En fait, le clair-obscur appliqué au film mais utilisé pour expliquer les nuances d’un personnage aurait pu bien marcher. Cependant, on a beaucoup trop bâclé toute la partie comprenant sa vie personnelle et son apprentissage. Il n’est donc montré que sous le jour du « génie incompris ».

La dispute avec Ranuccio est montrée comme une sorte de malentendu, une histoire destinée à mal finir dès le début, mais c’est si mal expliqué que nous ne sommes même pas vraiment sûrs de l’origine de leur rixe. Le personnage est aussi mal construit.

Un film bâclé

Nous pensons que la plupart des défauts de ce film viennent d’une trop grande rapidité à l’avoir tourné. Apparemment, le tournage s’est déroulé de septembre à novembre 2020. Pour un biopic pareil, il est évident qu’il aurait fallu plus de temps, ne serait-ce que pour s’immerger densément dans la tête et la vie d’un Michelangelo Merisi. C’est normal que les navettes temporelles nous perdent autant, surtout si nous n’arrivons pas à comprendre ce qui a fait de ce peintre ce qu’il est.

Ce qui se dégage de ce film est finalement une impression de « documentaire » dont les scènes sont filmées pour une immersion, ne manquant plus que les spécialistes de l’art et les historiens pour nous parler de l’artiste. Nous sommes profondément déçus de ce long-métrage parce qu’il se concentre sur une intrigue sans intérêt. Il n’a pas su mettre en valeur les étapes par lesquelles le personnage est passé afin de devenir ce qu’il est.

Enfin, ce ratage est absolument dommage parce que le jeu des acteurs est excellent, que l’image est sublime, les décors sont parfaits de réalisme. C’est dommage qu’il ait fallu des siècles qu’on reconnaisse au Caravage son génie, qu’on travaille à restituer sa vie et son art, d’enfin le couvrir de lumière… pour ce résultat.

Une exploration de l’Art du Caravage

Un aspect apprécié malgré tout est l’exploration de l’œuvre du Caravage. C’est un peintre qui a beaucoup marqué son époque, au point d’inspirer tout un mouvement, le caravagisme. Les sentiments contradictoires que suscitait son œuvre sont en partie bien expliqués, bien que cette image de justicier soit assez fantasmée. Son Amor Vincit Omnia ou sa Mort de la Vierge méritent leur réputation. C’est même l’une des plus belles parties du long-métrage de constater l’émoi de la foule face à ce qu’il fait si bien : peindre.

Conclusion

Le Caravage est un mauvais film.  Comme toutes les adaptations, on a choisi un angle de narration pour construire une intrigue. Ce n’est pas grave que l’on n’ait pas représenté le « vrai » Caravage, avec sa pseudo-folie ou sa débauche entière. Ce n’est pas grave de ne jamais raconter l’histoire vraie. Mais il a fallu attendre le 20e siècle en histoire de l’art pour redonner ses lettres de noblesse au Caravage.

Il aura fallu beaucoup de recherche afin de démêler le vrai du faux que ses biographes haineux (comme un certain Giovanni Baglione) ont répandu sur son compte, avec des calomnies. Mais la superficialité de l’intrigue aurait pu être évitée. Les personnages auraient dû être mieux creusés, tout comme la période de pré-exil du peintre. Il n’était pas nécessaire d’attribuer certains rôles, qui n’apportent rien à l’intrigue.

Nous recommanderions de le voir seulement comme une immersion dans l’Italie post-Renaissance qui continue d’éblouir par la créativité de ses artistes.

Le Caravage : Bande annonce

Le Caravage : Fiche technique

Réalisateur: Michele Placido

Scénario: Sandro Petraglia, Michele Placido, Fidel Signorile

Casting: Ricardo Scamarcio, Louis Garrel, Isabelle Huppert, Micaela Ramazzotti, Lolita Chammah, Michele Placido, Brenno Placido

Musique: Umberto Iervolino

Costumes: Carlo Poggioli

Langue: Italien

Durée: 2h

Sortie: 28 Décembre 2022 en France

Sources à la rédaction de cet article:

Caravage, imdb

L’ombra du Caravaggio, wiki

Caravagisme, wiki

Frèches, J. Le Caravage Peintre et assassin, éditions Gallimard, 1995

Lambert, G. Caravage, éditions Taschen, 2015

Maniérisme, wiki