A l’occasion de la rétrospective « psychopathes » initiée par OCS, retour sur American Psycho, l’adaptation cinématographique du best-seller de Bret Easton Ellis, satire sociale aussi gore que glaçante sur une Amérique en déliquescence.
Synopsis : New-York, années 80. Patrick Bateman, un Golden Boy de Wall Street, a tout pour être heureux. Beau, riche et fiancé à une jolie fille de la jeunesse dorée, il mène un train de vie luxueux, entre son appartement cossu qui surplombe Manhattan, ses sorties au restaurant entre collègues et ses réceptions huppées. Mais progressivement, cette image d’Epinal va se ternir et le héros va tomber le masque pour révéler sa vraie nature : celle d’un psychopathe déséquilibré assoiffé de sang aux pulsions meurtrières…
American Psycho n’est pas l’histoire d’un fou. C’est l’histoire d’une folie collective, une folie de masse, celle du capitalisme américain, de la finance, de Wall Street et de ses traders. C’est le portrait d’un pays en effervescence qui, à l’aube du krach banquier d’octobre 1987, fonce droit dans le mur, tête la première. C’est un récit qui témoigne d’un contexte particulier et d’une époque bien définie (celle des yuppies et autres Golden Boys des années 80) mais c’est surtout une satire sociale intemporelle qui fustige un système économique meurtrier (cf. scène du SDF). En bref, American Psycho, c’est la grandeur et la décadence d’une Amérique psychopathe toute entière. Et c’est en cela que l’œuvre littéraire de Bret Easton Ellis est aussi culte qu’indémodable, tout comme son adaptation cinématographique portée par un Christian Bale au sommet de l’hystérie et de la démence. Un grand moment en perspective.
Yuppies en folie
Patrick Bateman, Golden Boy flamboyant, habite un bel appartement en haut des tours de Manhattan, dans un quartier très prisé. Il porte des vêtements de haute-couture, il mange le dernier sorbet à la mode, entretient son physique avec coquetterie, et dîne dans des restaurants tellement cotés qu’il faut y réserver une table des mois à l’avance, à moins de connaître les bonnes personnes dans cette jungle de l’apparence où il faut être vu au bon endroit, au bon moment, et en bonne compagnie. En réalité, Patrick Bateman n’a pas d’amis, il n’a que des rivaux. Qui a fait rentrer les plus gros profits dans l’entreprise cette année ? Qui paye le loyer le plus cher ? Qui a la plus belle cravate ? Qui a la fiancée la plus riche ? Qui a la meilleure carte de visite ? Qui est le plus performant ? En compétition permanente, le héros est sans cesse dans la représentation, et renvoie une image de papier glacé désincarnée censée représenter la perfection. Soumis à la dictature de la « win », Patrick Bateman et ses collègues vivent dans un cirque incessant où l’absurde règne en maître et où il faut en mettre plein la vue à tout le monde, tout le temps, sans jamais craquer, sans jamais avoir un moment de faiblesse. A noter également que la mise en scène très aseptisée rend compte du même sentiment inhospitalier et dénué de toute chaleur humaine. On peut remarquer par ailleurs que dans ce monde où tout est identique, les personnages masculins se ressemblent tous : mêmes costumes, même allure, même attitude, ce sont des clones, à tel point qu’on peut facilement souligner le mimétisme qui s’opère entre Christian Bale et Jared Leto, copies conformes au geste près. Alors, qui sont ces pantins, ces marionnettes creuses esclaves d’un système qui les broie et qui annihile toute forme de liberté et d’individualité chez ces yuppies formatés de la tête au pied ? Si l’on en croit les propos du personnage principal, ce sont des fantômes, des coquilles vides, puisqu’il déclare au détour d’une réplique : « Il y a une idée de Patrick Bateman, une sorte d’abstraction, mais je n’existe pas vraiment, je ne suis qu’une entité, quelque chose d’illusoire. (…). Je ne suis tout simplement pas là ».. Et c’est là toute la problématique de cette oeuvre : comment vivre, si l’on est dépossédé de soi-même ? Forcément, on pète les plombs.
« I’m walking on sunshine »
La force du film réside dans son humour noir et caustique qui ne manque pas de faire mouche à plusieurs reprises, tout en cristallisant des enjeux révélateurs d’un profond malaise et précurseurs d’une tragédie qui va se jouer sous nos yeux avec violence. Par exemple, on s’amuse de voir que Patrick Bateman, impassible et fermé, déambule dans les couloirs de son bureau en écoutant une chanson gaie et joyeuse, contraste saisissant qui là encore montre à quel point le personnage ne ressent plus rien et n’est plus que cynisme. Raide comme un piquet, tiré à quatre épingles et totalement figé dans une expression désincarnée, il « marche sur un rayon de soleil ». Le décalage suscite le rire, tout comme la prestation globale de Christian Bale, qui dépossède son personnage de toute humanité en singeant la moindre de ses émotions. On assiste alors à une sorte de spectacle de pantomime poussé à l’extrême, où l’acteur enchaîne les expressions faciales forcées avec une démesure aussi drôle qu’effrayante. En ce sens, la performance de Bale, qui va crescendo, retraduit là encore de glissement progressif que le protagoniste va opérer vers une folie débridée et explosive dont il ne sortira pas indemne. Comme il le dit lui même, « Je pense que mon masque est sur le point de se fissurer. (…) Je suis au bord de la démence ». A ce titre, il est intéressant de noter que la réalisatrice Mary Harron joue beaucoup sur les symboles puisque Bale porte littéralement des masques pendant le film, comme lorsqu’il fait sa musculation avec un masque anti-cernes ou qu’il s’applique un masque facial purifiant après avoir pris sa douche.
Autre ressort comique, les phrases toutes prêtes qu’il sort machinalement dès qu’il veut échapper à une situation déplaisante, notamment le : « Je dois aller rendre des cassettes vidéo », punchline qui fait son effet, sans oublier les rituels étranges auxquels il s’adonne avant de tuer une victime, en mettant de la musique puis en se livrant à un exposé détaillé sur la genèse de l’album en question avec un naturel calme et désarmant qui contraste là aussi avec ce qu’il est en train de préparer (il pose des bâches au sol, enfile un imperméable, sort une hache en dansant, sans que son « invité » n’ait la curiosité de se demander ce qui se trame dans son dos). Symptomatique une fois de plus de la non-communication et de l’égoïsme rare dont chaque personnage fait preuve, cette séquence légendaire résume à elle seule une grande partie du propos d’American Psycho : indifférent au chaos extérieur, on finit par y être englouti malgré tout. L’égoïsme, le narcissisme et l’individualisme sont meurtriers.
La distorsion de la réalité
Déconnecté du sens des réalités, Bateman vit dans un monde à part, dans l’élite, et n’a aucune notion de la norme. Par conséquent, son comportement n’a aucune limite, aucun sens, ni aucune logique : il n’appartient pas à un univers tangible et sa perception des événements s’en trouve donc altérée. C’est un malade mental, comme tous ses « amis » yuppies. Ils sont tous fous. De là, un basculement s’opère vers la moitié du film, lorsque Patrick Bateman, en surface irréprochable, commence à être soupçonné du meurtre d’un collègue (motivé par une jalousie démesurée). Une enquête est lancée, et ce climat inquisiteur fait peu à peu perdre pied au héros, qui nage en eaux troubles et qui perd le contrôle de sa destinée. La percée de sa folie est graduelle. Au départ, cela s’exprime par des phrases étranges et équivoques, comme lorsqu’en soirée, une jolie fille lui demande dans quelle branche il travaille et qu’il répond : « Dans les meurtres et les exécutions ». On peut supposer qu’il fait de l’humour, ou même qu’on a mal entendu ce qu’il voulait dire. Mais au fil du temps, sa parole se fait moins lisse, moins muselée : il dit à sa fiancée qu’il ne l’aime pas, insulte les gens dans la rue, s’adonne à des parties de jambes en l’air sanglantes, est victime d’hallucinations. Un distributeur lui dit d’insérer un chat errant en guise de carte de crédit : preuve que l’économie se nourrit d’absolument tout. Il passe des prostituées à tabac : expression de l’hégémonie des puissants qui se croient tout permis envers les plus faibles. Rien n’est laissé au hasard.
Inéluctablement, Patrick Bateman s’enfonce dans une spirale infernale qui frôle le néant. Hystérique, à cran, il passe sans crier gare du calme plat à une nervosité décomplexée, montagne russe émotionnelle qui est parfaitement maîtrisée par Bale et qui prend le spectateur de court. Avant qu’on ait le temps de souffler, on sombre dans l’horreur. Très vite, Bateman ne vit plus que dans ses pulsions morbides et perd prise avec le réel, c’est le craquage nerveux, l’apocalypse. Du top niveau, il passe directement en enfer, au troisième sous-sol, et son parcours suit là encore l’involution des courbes boursières qui fluctuent dangereusement. A bout, le héros est broyé, lessivé par ce cycle infernal, cette alternance de réussite et d’échec qui recommence sans cesse. C’est l’explosion, l’écroulement, le krach psychologique : il avoue des centaines de meurtres, des faits de cannibalisme, de violence sexiste, raciste et homophobe, il vide son sac dans un feu d’artifice de démence. Mais tout cela est-il bien réel ? On ne le saura jamais : la fin ouverte laisse place à l’interprétation, aux spéculations. Le héros conclut, défait : « Cette confession n’a servi à rien ». Le film, au même titre que le livre d’origine, pose des questions sans y répondre et laisse des interrogations en suspens. Et c’est en cela qu’il est culte : il reste en nous longtemps après le visionnage et nous pousse à la réflexion ; c’est un objet cinématographique que l’on peut s’approprier en dépassant son simple propos de base. Finalement, Bateman est-il un tueur en série ? Est-ce vraiment important de trancher ? Il semblerait qu‘American Psycho soit volontairement ambigu pour nous faire passer un message plus grave encore : et si c’était l’Amérique dans sa totalité qui était psychopathe ? Si Bateman était la personnification d’un monde qui ne tourne plus rond ? Tant de pistes qu’il ne tient qu’à nous d’explorer.
En conclusion, American Psycho est une œuvre culte, partie intégrante de la pop-culture actuelle. Ce film ne vieillit pas et allie efficacement humour et horreur un poil gore pour nous livrer le portrait complexe d’un psychopathe hors de contrôle qui pourrait bien s’imposer comme le symbole d’un monde et d’une époque en déliquescence soumis à l’hégémonie d’un système capitaliste aussi fou qu’imprévisible.
American Psycho : Bande-annonce (VO)
American Psycho : Fiche Technique
Titre original : American Psycho
Réalisation : Mary Harron
Scénario : Mary Harron et Guinevere Turner, d’après le roman homonyme de Bret Easton Ellis
Interprétation : Christian Bale (Patrick Bateman) ; Reese Witherspoon (Evelyn Williams) ; Willem Dafoe (Détective Donald Kimball) ; Jared Leto (Paul Allen) ; Josh Lucas (Craig McDermott) ; Chloë Sevigny (Jean) ; Justin Theroux (Timothy Bryce)…
Décors : Gideon Ponte
Costumes : Isis Mussenden
Photographie : Andrzej Sekula
Montage : Andrew Marcus
Musique : John Cale
Production : Christian Halsey Solomon, Chris Hanley, Edward R. Pressman, Joseph Drake, Michael Paseornek et Jeff Sackman
Sociétés de production : Universal Pictures
Pays d’origine : Etats-Unis
Genre : Thriller
Durée : 101 minutes
Date de sortie : 7 juin 2000 (France)
Etats-Unis – 2000