À Rome, les flammes ravagent la ville, mais ce sont les liens familiaux et les héritages émotionnels qui consument véritablement les protagonistes d’Adagio. Stefano Sollima, maître du polar italien contemporain, signe une œuvre mélancolique où le crime, la filiation et la quête de rédemption s’entrelacent dans un décor crépusculaire. Entre les silhouettes marquées de Pierfrancesco Favino et Toni Servillo, et les ruelles nocturnes de la capitale italienne, ce film, disponible sur Netflix, explore les failles d’une société en déclin, dans un rythme contemplatif et brûlant d’intensité.
Qu’il s’agisse du thème, du lieu ou de la distribution, Stefano Sollima est ici chez lui. C’est l’excellent Pierfrancesco Favino, déjà mobilisé dans A.C.A.B.: All Cops Are Bastards et Suburra, qui joue le héros alors que l’autre visage du cinéma italien des années 2010-2020, Toni Servillo, lui donne la réplique, aidé enfin d’Adriano Giannini et Gianmarco Franchini.
Apparu à la Mostra de Venise, 2023 en compétition, c’est pourtant et malheureusement sur Netflix, faute d’un distributeur, que l’on a pu découvrir Adagio. Héritier des films de mafia et des poliziesci de la grande époque du cinéma italien des années 70, Sollima retrouve donc Rome pour une énième exploration des douleurs de son pays et des souvenirs du cinéma italien, avec comme fil conducteur glaçant, la difficulté à transmettre dans un pays qui ne fait plus d’enfants et dont le poids du passé peut être écrasant.
Manuel (Gianmarco Franchini), 17 ans, est un garçon un peu ingénu, fils d’un ex-criminel de la Banda della Magliana appelé Daytona (Servillo), qui sénile, ne peut plus que végéter chez lui dans une demi-conscience. Trois carabiniers corrompus (Giannini, Di Leva et Lorenzo Adorni) ont photographié Manuel alors qu’il se prostituait, comme il le fait occasionnellement, et le font chanter. Trahissant les ripoux, il se réfugie auprès d’un criminel ami de son père (Mastandrea) qui l’envoie vers un certain Romeo dit Le Chameau (Favino), tout juste sorti de prison à cause de Daytona. L’arrivée du jeune fils de son ennemi juré le trouble profondément, mais réveille son instinct de protection. Chasse à l’homme au pays des parents désorientés et des fils abandonnés.
A Rome, on a souvent l’impression d’être dans un musée à ciel ouvert, mais on remarque bien vite qu’il s’agit davantage d’un supermarché, la culture italienne ayant été marchandisée comme le remarquait déjà Fellini (comme dans Roma). Dans ces conditions, que peut-on transmettre aux plus jeunes et faut-il transmettre quoi que ce soit ? En est-on seulement capables ? Questions centrales d’Adagio, comme du cinéma de Paolo Sorrentino, son double angélique. Pour ce dernier, les frasques jouissives de la Dolce Vita sentent le renfermé, tandis que la ville décatie ne peut représenter que la décadence chez Stefano Sollima.
Et ce jusque dans le titre du film qui désigne à l’origine une indication de mouvement « à l’aise » (ad agio) en musique, comprise entre le lento et l’andante (« en marchant »), faisant référence ici au style et au rythme ; le réalisateur assume de prendre son temps. Il déroule une intrigue en forme de jeu de pistes sans réel rebondissement ni suspense, le tout coulé dans un rythme contemplatif qui risque de décevoir les amateurs de sensations fortes. Il s’agit bien d’un film policier sans toutefois s’installer pleinement dans le film d’action contrairement à ses précédentes œuvres. C’est que si le titre s’accorde si bien au style, c’est qu’ils pourraient désigner tous deux l’unité et la fluidité qu’organise une mise-en-scène précise et élégante. La lenteur de la progression et les lents travellings sur la ville ou les visages accidentés des vieux personnages (beaucoup de gros plans sur le crâne rasé et improbable de Favino et les rides profondes qui strient le visage de Toni Servillo) renforcent le sentiment de claustration dans une ville en proie aux flammes. Sollima se plaît un certain temps à montrer la difficulté et la pesanteur de vies qui ne conviennent pas à ces personnages fatigués.
Un renouveau du polar italien ?
Déjà avec son précédent film sur la mafia Romaine Suburra, Sollima essayait de cerner le phénomène protéiforme du crime organisé italien à travers une mise en scène chorale mais maniériste, voire maniérée, qui cède la place à une sobriété bienvenue dans Adagio. Alternant entre le point de vue des criminels, ausculté dans son intense série Romanzo criminale, et celui des policiers (comme dans ACAB), c’est pourtant toujours Rome que filme Sollima. Pourtant, partageant le même objet, ce que remplit le cadre de Sollima se révèle bien différent de son compatriote Sorrentino (comme dans La Grande Bellezza), il s’agit en réalité d’une autre cité, versant babylonien de la ville flamboyante et mondaine, dont la chute ne saurait s’embellir des charmes de la décadence. Comme on l’a dit, Rome est ici littéralement la proie des flammes qui s’avancent – menace crédible aujourd’hui qui ancre l’atmosphère moribonde du film. Un certain pan de la société italienne est en effet à l’agonie, et Sollima se charge de la filmer pour la comprendre, sans l’adoucir ni l’esthétiser, et il s’agit donc de la famille ou plus précisément de la question de l’héritage et de la transmission (ici exclusivement masculine – de père à fils).
L’appellation générique et usée de « films de mafia » / « sur la mafia » est si vague qu’elle ne décrit jamais vraiment l’objet filmique qu’elle annonce, mais une de ses thématiques parmi d’autres. Mais parfois, si ce n’est toujours, le film de mafia étudie les liens et la filiation entre les membres de l’organisation, et c’est pourquoi, qu’il s’agisse de liens moraux ou biologiques (de sang), la famille est l’autre thème privilégié des films de gangsters. Sollima fait une chose rare et originale en faisant passer ce thème au premier plan par rapport aux intrigues interlopes et criminelles. Certes, les pères sont d’anciens mafieux, les policiers sont véreux et le seul politicien présent à l’écran joue le rôle de la main invisible qui organise le complot pour un trafic d’influence banal – tout cela disparaît bien vite pour laisser éclater la complexité de dures relations filiales qui sont d’autant plus laborieuses qu’incommunicables ; entre un père dément et son fils renié, entre un père malade et son fils mort, entre un père policier mais ripou et son fils admiratif et naïf.
Une histoire de filiation mélancolique
Quoique le héros de La Grande Bellezza dise avec un dédain profond que « les véritables habitants de Rome, ce sont les touristes », la mise en scène de Sorrentino n’est pas là pour leur donner tort : tout Rome apparaît dans le cadre comme magnifié en œuvre d’art immortelle – certes consumériste mais toujours envoûtante. C’est une fois de plus l’inverse ici, puisque le film est nocturne – d’une de ces nuits poisseuses d’été où la promiscuité rend le moindre mouvement étouffant. La photographie étaye bien sûr cette sensation d’angoisse et d’étouffement, comme la sensation physique que le désastre arrive. Dans le sillage d’une esthétique très contemporaine, qui rappelle Michael Mann (Collateral), une atmosphère bleutée nimbe le film d’une sensation anxiogène de ne pouvoir s’en échapper. Il faut saluer ici le travail magistral du chef-opérateur Paolo Carnera. Si l’œuvre de Sorrentino avait un aspect proustien très marqué, il s’agit plutôt ici d’une réminiscence tragique.
Car bien entendu ce désastre est annoncé et attendu par le spectateur dès la première scène qui constitue un double échec : les policiers n’arrivent pas à obtenir les informations compromettantes qu’ils désirent, Manuel échoue à payer sa dette. Que va-t-il advenir ? Les liens sont rompus avant d’avoir pu fonctionner : le policier principal semble être certes un bon père pour mieux être dépeint comme un mauvais flic, aux ordres des carrières politiques véreuses. Daytona est un père dont la santé mentale est à la dérive, jamais vraiment présent sauf dans une scène magistrale où Toni Servillo donne à voir la maîtrise d’un jeu qui sait se dévoiler au bon moment. Et le Chameau nous apparaît comme puissant et déterminé mais déjà mort, figure paternelle sublime mais dont le corps est rongé par le cancer et l’esprit par l’amertume de la trahison – dans Adagio, les liens se défont surtout.
Dans un des rares moments de conscience, Daytona renie son fils, et à la fin le policier est tué, comme si l’Italie échouait elle-même à se reproduire sainement et à transmettre autre chose que la haine et les flammes. Dans cet esprit, on se demandera si le sacrifice final du Chameau peut être paternel sans être paternaliste. Car si ce n’est ce trait d’espoir et d’héroïsme final, la catastrophe continue d’approcher Rome. Dans une Italie qui ne fait plus d’enfants, qui vieillit de plus en plus, la colorimétrie sombre bleutée s’accorde magnifiquement avec les conclusions douce-amères que le scénario propose ; une répétition des mêmes thèmes à l’écran pour mieux les digérer dans la réalité, qui font de cet Adagio un Lamento très esthétisé. Là où le poliziesco flirtait avec le genre cousin du « film-dossier » politique (dont le maître est incontestablement Francesco Rosi avec L’affaire Mattéi ou Salvatore Giuliano), Adagio tire précisément vers le film d’auteur mélancolique et désabusé – son compère Sorrentino une fois de plus – comme si parler de la société italienne ne donnait plus vraiment lieu à la scénographie des collusions et corruptions d’une politique viciée mais tentait de gérer la catastrophe et ses conséquences dans une société de toute façon viciée et épuisée. Avec, au loin dans la profondeur de champ que dessine le cadre nocturne, non pas l’espoir mais l’incendie pour seul horizon.
Sollima signe donc un film qui témoigne de la maturité de son style et de la maestria de sa mise en scène. On regrettera évidemment le fait qu’un tel objet soit exclusivement disponible sur Netflix, ce qui reflète bien l’état de délabrement éhonté dans lequel se trouve le cinéma italien contemporain : de nouvelles pattes voient le jour, titubant encore entre le souvenir des grands maîtres et le contemporain si complexe à projeter sur un écran, le tout dans des conditions économiques et de production qui semblent encore totalement inadéquates.
Bande-annonce : Adagio
Fiche technique : Adagio
Réalisateur : Stefano Sollima
Scénaristes : Stefano Bises, Stefano Sollima
Producteurs : Gianfranco Barbagallo, Lorenzo Mieli, Ludovico Purgatori, Stefano Sollima
Avec Pierfrancesco Favino, Toni Servillo, Valerio Mastandrea
14 mai 2024 sur Netflix | 2h 07min | Policier, Drame
Distributeur : Netflix