La Grande Bellezza, de Paolo Sorrentino : Décadence de la Ville éternelle, comédie du néant
Rome, la ville éternelle, dans la splendeur de l’été. Jep Gambardella (Toni Servillo), 65 ans, continue de dégager un charme sur lequel le temps ne semble pas avoir d’emprise. Auteur dans sa jeunesse d’un seul roman, L’Appareil humain, qui lui a valu un prix littéraire, il n’a plus écrit depuis. Il est devenu un grand journaliste qui fréquente la haute société romaine et les mondanités. Sa vie est une succession de rendez-vous et de fêtes excentriques dont il est le principal protagoniste. Jep est cynique, blasé par la littérature et par l’amour, mais aussi un observateur éclairé de la décadence de la société romaine. Seul le souvenir de l’amour innocent de sa jeunesse sortira Jep de la résignation qu’il semble avoir choisie comme existence. Peut-être est il temps pour lui de se remettre à écrire… Ce film a été présenté en Compétition officielle au Festival de Cannes 2013
Après deux films formidables Il Divo (2008) et This must be the place (2011), tous deux déjà en compétition à Cannes, Paolo Sorrentino revient aujourd’hui avec La grande Bellezza. Dans le rôle principal, il fait de nouveau appel (pour la quatrième fois) à Toni Servillo [i]. Après avoir dépeint avec une certaine froideur l’élite politique italienne dans le majestueux Il Divo, Paolo Sorrentino donne cette fois une image toute aussi effrayante de l’élite culturelle. Avec ce sixième film, chronique délirante de la comédie humaine sur fond de vide spirituel, l’inventif et prolixe Paolo Sorrentino s’impose comme l’héritier de Federico Fellini [ii] évoquant le passé glorieux du cinéma d’auteur italien, qui force la réflexion et cherche une sorte de consensus philosophique sur le sens de la vie, mais aussi dans le décalage des personnages par rapport à la réalité du monde. Il nous propose un cinéma beau, intelligent, profond, remuant en nous les souvenirs, les émotions, les inquiétudes, un film sur le désir d’exister, et le sens de la l’existence lorsque la jeunesse s’est enfuie et qu’il ne reste que des visages, des moments, quelques réminiscences, quelques conversations pour encore faire brûler la flamme.
La Grande Belleza est d’abord une critique acerbe de la décadence de la société romaine, décadence d’une époque, décadence d’un peuple, décadence de la civilisation. La scène d’ouverture dépeint une fête donnée pour les 65 ans de Jep, sur fond de techno disco, des hommes habillés et des femmes ornées de bijoux, se trémoussant sans complexe et avec frénésie ; le clou du spectacle est l’éruption du gâteau d’anniversaire d’une ex-starlette siliconée de la téléréalité berlusconienne, aux formes felliniennes mais abîmée par les abus en tous genres. Le film a une sensibilité propre et une démarche qui consiste à approfondir la vacuité des personnages dans une sorte de nihilisme romantique, ce qui vaut un tableau riche d’enseignement sur une certaine élite italienne superficielle et hagarde, qui s’étourdit en fêtes mondaines délirantes, pour se donner le sentiment d’exister, de vibrer encore, de se fréquenter entre gens du milieu. Mais le vernis se craquelle vite et révèle la véritable peinture : l’église est superficielle, ces élites boivent, se droguent, fréquentent des catins, essaient de cacher leurs failles en s’attribuant de fausses réussites, se toisent, se critiquent en une mêlée faussement complaisante. Fausse communauté en somme totalement décadente dont la vacuité de l’existence n’échappe ni au spectateur, ni mêmes aux principaux protagonistes. Au milieu de la fête, apparait Jep. Campé par un Toni Servillo magistral, Jep est terriblement lucide et mélancolique. Il assume sa superficialité. Rien ne peut l’empêcher d’être ce qu’il est toujours, un grand séducteur, un journaliste reconnu et réclamé dans toutes les fêtes. Mais le voilà engagé inexorablement dans le temps des bilans. Lui, le fêtard, l’abonné aux soirées déjantées et souvent coquines, porte à présent un regard cynique, sans illusion sur la société romaine qui l’entoure, et sur lui-même. Jep a toujours un petit sourire en coin quand il se penche sur son passé.
La nostalgie est le dernier plaisir qui reste quand on n’a plus d’avenir», dit-il. Trop de désillusions, trop de superficialités pour affronter une nouvelle fois l’écriture, rien qu’une vanité de plus. Mieux vaut jouir de la vie, la mordre à pleine dents. Ce n’est pas la Dolce Vita, mais ça y ressemble après tout. Servillo apporte à ce personnage toute son humanité : Jep pourrait apparaître insupportable voire prétentieux avec son cynisme ravageur mais Toni Servillo réussit à le rendre attachant à travers un sourire doux et provoquant, qu’il garde même quand il balance des vérités acerbes à ses amis ou un regard plein de tendresse lorsqu’il contemple sa jeune maîtresse. Le choix du réalisateur d’en faire le narrateur de l’histoire est judicieux et permet une véritable immersion dans l’esprit du personnage. Tous les seconds rôles sont aussi talentueux, offrant une galerie de personnages hauts en couleurs: la rédactrice en chef naine et érudite, la confidente de Jep ; une femme devant sa réussite romanesque à ses coucheries avec un leader de parti ; un homme de théâtre qui doute de son talent ; une jeune actrice voulant écrire un roman proustien comme si les choses étaient acquises d’avance ; une mère richissime qui doit se battre contre la maladie mentale de son fils, une artiste ne pouvant définir le mot vibration ; un cardinal plus féru de recettes de cuisine que de spiritualité ; une religieuse de 104 ans vénérée telle une sainte, recevant les hommages des dignitaires de toutes les religions ; les strip-teaseuses qui s’effeuillent au milieu des notables encanaillés ; une nonne payant 700 euros pour une injection de botox ; une autre qui dîne un verre de cristal de champagne à la main avec un prêtre ; un homme d’affaires corrompu… Un monde où la vacuité de l’existence ne fait pas de doute, ou l’argent est roi comme le personnage de Trumeau le démontre :
« Tu fais quoi comme métier ? », « Moi, je suis riche »
Vacuité d’une certaine élite, vacuité de l’art, vacuité de la religion, personne n’est épargné. C’est le tableau fellinien d’une société romaine qui nous est offert de scruter avec des touches de dérision, de pathétique, de nostalgie, de grotesque. Maîtrisant sa mise en scène de bout en bout (les travellings sont vraiment magnifiques), le cinéaste raconte aussi bien le ressenti intérieur d’un homme que celui d’une ville, et filme avec virtuosité cette comédie du néant, aidé par une bande-originale réussie et par des dialogues souvent tranchants. Une mise en scène savamment dosée où des passages tout en retenue et en finesse alternent avec des moments de démesure éclatante.
La Grande Belleza est une déclaration d’amour au cinéma italien, mais sans doute encore plus à la ville de Rome, ville éternelle, subliment filmée. Une œuvre nostalgique du rayonnement passé de l’Italie. Paolo Sorrentino filme autant les visages de l’Italie d’aujourd’hui que les statuts qui sont les seuls vestiges du glorieux passé. Car Rome est au cœur du film, la Rome plurielle, celle de l’Antiquité omniprésente, celle des palais somptueux, celle des lieux chargés de souvenirs cinématographiques, la Fontaine de Trevi, le Colysée, celle des musées recelant des trésors de toutes époques tel le superbe plan sur la Fornarina de Raphaël au Palazzo Barberini… Le film nous montre les errances du journaliste vieillissant dans Rome ce qui nous vaut de très beaux plans en clair obscur et des paysages remplis de lyrisme sur la ville. C’est une déambulation dans des lieux sublimes, des connivences avec les princesses et les nobles, des fêtes branchées avec les bourgeois de la culture ou des médias, les monsignori, les putes, les starlettes…
Au coin d’une rue, Jep descendant les escaliers croise furtivement une Fanny Ardant blonde. A la fois pesant, énervant, séduisant et magique, ce film est à l’image de Rome et de son personnage central : vampirisant. Le voyage est d’une grande beauté et touche parfois à la grâce comme la scène des flamants sur la terrasse s’envolant après le souffle de la sainte. Le spectacle est beau et parfois plein d’émotion, telle la rencontre entre Jep et son ami qui après le succès de sa représentation réussie de théâtre, annonce sa volonté de quitter cette Rome décevante ou la scène de la princesse déchue revisitant son palais devenu musée et contemplant son berceau : ou encore la sainte nonne expliquant son mutisme et sa vie de sacrifice par cette magnifique phrase: « Je me suis mariée avec la Pauvreté, et la Pauvreté ne se raconte pas ». Rome a la beauté du diable, et provoque le vertige immodeste esthétiquement galvanisant d’un cataclysme post berlusconien. Fellini dans toute sa splendeur, celui du début des années 60 mais aussi celui de Fellini-Roma (1972). Le générique de fin se laisse voir comme un long plan-séquence, vrai chant d’amour à la Ville éternelle.
La grande Bellezza est un film sublime mais déséquilibré. Le film est ambitieux, trop sans doute, virtuose, touche parfois à la grâce et à l’universalisme, mais manque de ressorts scénaristiques. Cette peinture de l’Italie tiraillée entre nostalgie et décadence, reste probablement trop contemplative et mal rythmée pour rester captivante de bout en bout. Malgré tout, La grande Belleza reste un superbe film dépressif sur la putréfaction et la décadence de la société romaine dans la droite lignée de Fellini, et dépeint une Italie hagarde dont les décors raffinés du passé peinent à dissimuler une odeur putride et mortifère. « Nous vivons dans l’illusion et passons notre temps à nous justifier dans un blablabla épouvantable d’inutilité. Sauf, peut-être, lorsque nous touchons à ce pour quoi nous sommes faits : l’amour de la beauté et la grâce ». La Grande Belleza est le reflet de la comédie humaine, drôle et pathétique, de la vacuité de la vie et du vide intersidéral de l’intellect. Une belle critique morale pour les amoureux du cinéma d’auteur.
Toni Servillo est un acteur de théâtre et de cinéma italien, également metteur en scène de théâtre et d’opéra. Il est l’impressionnant Giulio Andreotti dans Il Divo.[ii] Federico Fellini, a été couronné de la Palme d’Or en 1960 avec La Dolce Vita. Le héros, Marcello Rubini, aux ambitions littéraires frustrées peut apparaître comme l’ombre de ce que fut Jep Gambardella dans sa jeunesse. Son errance nocturne dans la Ville Éternelle ressemble au parcours de Jep, dandy désabusé, à travers cette Rome de toute beauté. À la Fontaine de Trevi, Sorrentino substitue celle de l’Acqua Paola sur la colline du Janicule, où la bouche du canon qui tire le coup de midi pour synchroniser les cloches des églises, ouvre le film. Au lieu d’une Anita Ekberg, c’est ici un Romain obèse en maillot de corps qui se rafraîchit dans la fontaine, alors qu’un touriste japonais s’écroule foudroyé tandis qu’une chorale entonne un chant éthéré. On retrouve des prolongements aux thèmes de la Dolce Vita : au faux miracle de la Vierge s’opposent la sainte édentée qui reçoit les représentants de toutes les religions et le cardinal futur pape, qui fuit la réponse aux questions existentielles de Jep ; les discussions intellectuelles chez Steiner trouvent un écho dans les joutes futiles qui se jouent sur la terrasse de Jep, et les errances nocturnes de Marcello et Maddalena inspirent les déambulations de Jep qui croise Fanny Ardant.