Depuis bientôt 50 ans (son film de fin d’études, Summer of the city, date de 1970), Wim Wenders a déployé une filmographie d’une grande cohérence, développant des thèmes qui vont se retrouver au fil de ses films, qu’ils soient fictionnels ou documentaires (ou même à cheval sur les deux catégories) : d’un côté le voyage, l’errance ; de l’autre côté, l’art en général, le cinéma en particulier. Deux piliers majeurs de sa filmographie, qui sont autant de façons de découvrir le monde, de se l’approprier, de se sentir comme partie prenante de ce monde et de le faire partager.
Wenders a accordé, dès le début de sa carrière, une place importante au voyage. Ses personnages sont des voyageurs, amateurs ou professionnels. Le cinéaste s’est fait connaître des critiques et spectateurs par ce que l’on appelle de nos jours « La trilogie de l’errance », qui réunit Alice dans les villes, Faux Mouvement (adaptation à peine masquée des Années d’apprentissage de Wilhelm Meister, de Goethe) et le splendide Au fil du temps. Et lorsque l’on mentionne le cinéaste, les premières images qui nous viennent souvent en tête sont celles de Harry Dean Stanton vagabondant dans le désert de Paris Texas.
Mais même si Wenders est nourri de cinéma américain, les voyages présents dans ses films ne sont pas de simples road movies. Il ne s’agit pas d’un voyage pour le plaisir de filmer de superbes paysages (même si le réalisateur allemand le fait de façon magnifique). Le voyage est d’abord une quête de soi. Ainsi, les personnages sont souvent à la recherche de leur passé. Les errances les ramènent sur les lieux de leur enfance, ou encore dans le décor oublié d’amours perdues. Travis Henderson (Harry Dean Stanton dans Paris Texas) cherche à reconstituer sa famille. Howard (Sam Shepard dans Don’t come knocking) fuit un plateau de tournage pour aller sur les lieux de son enfance, retrouver sa mère, puis à la recherche d’un ancien amour. Dans Land of plenty, Lana (Michelle Williams) retourne aux États-Unis pour rencontrer son oncle (John Diehl).
Recherche d’une appréhension globale
Le voyage est donc l’accomplissement d’une volonté de complétude. Le désir de se retrouver à travers la reconstitution d’une famille hélas bien souvent disparue. C’est la quête d’une unité, y compris sur le plan politique. C’est bien entendu le sens du voyage d’Au fil du temps, voyage qui se fait le long de la frontière qui coupait alors l’Allemagne en deux. Symboliquement, ce périple aboutit à un poste frontière américain abandonné. C’est alors la quête d’une identité commune, d’une unité sur le plan national, c’est la réflexion sur ce que c’est qu’être allemand dans ces années 70 (une réflexion qui s’étendra par la suite à l’ensemble de l’Europe, voire à la notion de citoyen du monde, par exemple à travers la figure du pape). Le sujet reparaît dans Les Ailes du désir : c’est le long du Mur de Berlin que l’ange Damiel devient humain.
Dans ce cas, le voyage se fait aussi historique. Dans Les Ailes du désir, la ville de Berlin est parcourue par une sorte d’Homère immortel qui en chante l’histoire épique. Dès le début, lorsque Peter Falk arrive en ville, le nom de Berlin lui évoque ce passé aussi bien artistique que politique (Emil Jannings d’un côté, Kennedy ou Von Stauffenberg de l’autre). Ainsi, le voyage ne permet pas seulement de découvrir un lieu à un moment donné, mais offre la possibilité d’en saisir toute l’épaisseur culturelle et historique. Le film est très marqué par ce désir de saisir un lieu dans sa globalité, sa totalité présente, passée et, éventuellement, future, le tout en multipliant les points de vue : l’ange passe d’un appartement à l’autre, lisant dans les pensées des multiples Berlinois qu’il croise, il plonge dans le passé, etc. Il tente de s’approprier Berlin, d’en saisir toute la complexité.
Ce détour par le passé pour mieux saisir la réalité présente se retrouve aussi dans son dernier film en date, le documentaire sur le Pape François (un autre grand voyageur), qui commence par une présentation de François d’Assise. Présentation historique qui n’est pas seulement motivée par l’homonymie entre le Saint et le Souverain Pontife : elle guide l’entretien et le portrait que le cinéaste allemand fait du pape et éclaire le discours et l’action de l’évêque de Rome. Pauvreté de l’église, nécessité d’un éloignement par rapport aux biens matériels pour retrouver une pureté spirituelle, rapport entre l’homme et la nature, les points communs entre le pape et le Saint sont légion, et le parallèle historique, le voyage dans le temps permet de mieux saisir la réalité actuelle.
Le pas suspendu du cinéaste…
Mais il arrive, bien sûr, que le voyage soit interrompu, que l’errance butte sur un obstacle indépendant de la volonté des personnages, et c’est la question des frontières qui apparaît, qu’elles soient naturelles ou humaines. C’est bien entendu ce Rideau de fer qui coupe artificiellement l’Europe. Wenders est un homme du sans-frontières. C’est un Européen convaincu
Je suis chez moi nulle part, dans aucune maison, dans aucun pays »
entendra-t-on dans L’État des choses). Ses personnages voyagent en toute liberté, comme l’ingénieur du son Philip Winter qui part d’Allemagne vers le Portugal au début de Lisbon Story. Ces scènes, apparemment vides, où l’on voit le personnage traverser la France et l’Espagne, constituent cependant l’accomplissement d’un des idéaux d’un intellectuel qui se bat pour une Europe unie.
Parfois, l’interruption du voyage est due aux frontière naturelles, comme l’équipe du tournage de film qui se retrouve coincée dans un hôtel-bunker sur une plage du Portugal (L’État des choses). Le voyage suspendu qui oblige les personnages à plonger en eux-mêmes. Cette interruption du voyage crée forcément un malaise, qui rend le départ futur encore plus désirable, voire indispensable. L’immobilisme n’est pas l’état naturel des personnages wendersiens, ils ne peuvent qu’y être forcés.
Le cinéma à la recherche de la réalité
En 1985, Wenders se rend au Japon sur les traces de Yasujiro Ozu. Il cherche à retrouver dans le Tokyo moderne les souvenirs de la ville filmée par le réalisateur de Printemps tardif. Le documentaire issu de ce pèlerinage, Tokyo-Ga, rassemble plusieurs thèmes centraux du cinéma de Wim Wenders : le voyage bien sûr, mais aussi le cinéma comme méthode pour capter le monde contemporain. L’art en général, et le cinéma en particulier, devient une façon de s’approprier la réalité autour de soi, pour la questionner ou pour la transmettre.
Lorsque Lana (dans Land of plenty) arrive à Los Angeles après des années passées en Israël, elle découvre que les rues de cette « terre d’abondance » sont peuplées de sans-abris abandonnés par un État où l’aide sociale n’existe pas. Sa première réaction est alors de filmer cette réalité qu’elle ne soupçonnait pas. Filmer pour montrer aux autres, pour dévoiler cette réalité qui lui était inconnue, mais aussi filmer comme si le monde devenait plus réel à travers l’objectif de la caméra, comme s’il prenait plus de substance.
L’art pour faire sentir le monde
L’art en général, le cinéma en particulier, comporte une ambiguïté inhérente. D’un côté, il permet de montrer la réalité, de faire connaître des faits qui, sans cela, resteraient inédits. Ainsi, toujours dans Land of plenty, une amie de Lana, restée en Israël, publie des vidéos qui montrent la situation en Palestine, pour éviter que cela reste inconnu du public occidental.
Le cinéma n’est pas le seul art concerné. Lisbon Story nous montre comment un ingénieur du son va partir à la découverte du Portugal, une découverte auditive qui passera d’abord par les petits bruits, les sons de la rue, puis par la musique de Madredeus. C’est la musique qui tient alors lieu d’identité culturelle au pays, que ce soit pour le Portugal de Madredeus ou le Cuba du Buena Vista Social Club.
De même, la photographie de Sebastião Salgado (dans Le sel de la terre) est une appropriation du monde, et un moyen d’informer le public des réalités sociales lointaines et souvent inconnues. Un art engagé qui conjugue qualités esthétiques et communicatives.
Réalité et illusion
Mais, d’un autre côté, l’art est artifice. C’est aussi la création, la re-création de quelque chose de faux. Dans Tokyo-Ga, Wenders s’attarde sur des faux aliments en plastique, plus vrais que nature. Le rapport entre réalité et fiction, entre le vrai et le faux, est un thème important pour le cinéaste allemand. Ainsi, dans L’Ami Américain, le réalisateur Nicholas Ray interprète un faussaire qui alimente un réseau de trafiquants d’art. Après le film, Ray voulait reprendre le rôle pour une œuvre qui tournerait entièrement autour de ce personnage. Mais le cinéaste était déjà atteint de la maladie qui allait l’emporter, et le film s’est transformé en Nick’s movie, le premier documentaire réalisé par Wenders.
Chez le réalisateur allemand, les documentaires sont souvent très travaillés, avec une mise en scène et un montage qui ne les distinguent pas toujours des films de fiction. Alors que le cinéma pourrait reproduire la réalité, le documentaire se trouve être l’expression de la subjectivité du réalisateur. L’exemple le plus flagrant est sans doute The soul of a man. Le film, qui fait partie de la série de documentaires initiée par Martin Scorsese pour parler du blues, présente la vie de trois bluesmen. Mais les images mêlent documents d’archives et reconstitutions par des acteurs. Un documentaire employant les méthodes de la fiction.
Enfin, dans L’État des choses, nous pourrions citer le personnage interprété par Samuel Fuller. Fuller est un grand réalisateur des années 50 à 80 qui incarne ici un producteur de film, Joe. Sauf que la frontière entre l’acteur et son personnage semble s’effacer. Ainsi, Joe raconte une anecdote qu’il a vécue lors du tournage du film… Quarante Tueurs, de Samuel Fuller. La confusion entre fiction et réalité devient vertigineuse.
Ré-enchanter le monde
Peut-être par-dessus tout, l’art en règle générale est ce qui permet de ré-enchanter le monde. Il suffit pour s’en assurer de voir la trapéziste Marion évoluer avec grâce dans les airs, humaine devenant, le temps d’un numéro, un ange pour mieux séduire l’ange voulant devenir humain. L’art embellit la vie. L’art, c’est le monde en mieux. C’est la réalité transcendée.
Ainsi, avec Nick’s movie, Wenders transcende littéralement ce qui pourrait apparaître comme un sujet glauque (l’agonie d’un homme en phase terminale) pour dépasser le simple sujet et créer un hommage digne.
De même, la musique, que ce soit celle du Buena Vista Social Club ou celle de Ry Cooder, sublime la réalité. Ainsi, dans Don’t come knocking, le fils de Howard improvise une chanson sur son père fraîchement rencontré.
Les films de Wim Wenders sont peuplés de voyageurs et d’artistes. Ils sont peuplés de Wim Wenders lui-même, artiste parmi les plus importants actuellement, constituant une filmographie qui lui ressemble.