Débutée en 2014, la saga John Wick s’est progressivement imposée dans le cinéma d’action, séduisant une audience de plus en plus large à chaque nouveau volet. Le succès est tel qu’une série (Le Continental) prolonge désormais l’univers de la franchise, et qu’un spin-off (Ballerina) sortira en 2024, dans l’attente d’un éventuel cinquième film.
Pourtant, les connaisseurs du genre stéroïdé demeurent sceptiques à propos de John Wick, et pointent à juste titre des chorégraphies martiales et une mise en scène répétitives. Et si le hiatus entre les gardiens du temple et le grand public reposait sur un malentendu ? En effet, l’intérêt de la saga réside moins dans la façon dont elle renouvelle l’action que dans sa synthèse souterraine du parcours de ses créateurs principaux : le réalisateur Chad Stahelski et Keanu Reeves, l’interprète du héros. Avec, au croisement des deux chemins, une place particulière accordée à la virtualité croissante de notre monde.
« Lui il a qu’à ouvrir sa gueule, et nous on est là pour mourir. […] Vous êtes fiers d’exhiber toutes vos médailles, c’est sur notre dos que vous les avez eues ! Si l’un d’entre nous est tué, il vous suffit d’écrire un rapport et d’aller à l’enterrement. […] Mais dites-vous bien que tout ce que vous possédez, c’est grâce à notre sang que vous l’avez obtenu ! » En 1985, la diatribe rageuse du personnage de flic de Jackie Chan, dans Police Story (réalisé par l’acteur), laisse entendre un double sens. Éructée à la face d’un gradé dédaigneux, elle résonne comme un cri du cœur de l’ancien cascadeur inconnu se rappelant avec quel mépris les productions hong-kongaises risquaient jadis sa vie, et celles de ses collègues casse-cous. Une fois au pouvoir, Chan mettra un point d’honneur à ne jamais demander à un autre de prendre plus de risques que lui sur un plateau, et célébrera les cascades via ses génériques incluant des making-off de son art.
Un an avant le triomphe mondial de la star asiatique dans Rush Hour (Brett Ratner, 1998), deux cascadeurs américains empoignent les rênes pour s’imposer eux aussi dans une industrie qui peine, parfois, à filmer correctement leur travail. Voire les snobe en ignorant leur discipline aux Oscars. Chad Stahelski et David Leitch fondent 87eleven, une compagnie dédiée à l’action, et prennent d’assaut le nouveau siècle : ils fournissent hommes et expérience à Hollywood, livrent des scènes « clés en mains » et pilotent des secondes équipes. Jusqu’à co-réaliser leur propre projet en 2014, John Wick. Un vaisseau amiral de désormais quatre opus autour duquel 87eleven étoffe sa flotte à renforts de grands noms : Charlize Theron (Atomic Blond, 2017), Bob Odenkirk (Nobody, 2021) ou Brad Pitt (Bullet Train, 2022). Seul capitaine à bord de la tétralogie depuis le second volet, Stahelski narre les exploits sanglants d’un tueur légendaire, surnommé le Croquemitaine ou Baba Yaga, au sein d’un cartel mondial de mafias. Un univers rempli d’action dont les membres se connaissent et se respectent, sont en confraternité mais en concurrence, avec ses codes. En somme, le petit milieu des cascadeurs ayant conquis Hollywood, qui projettent leur maître Buster Keaton sur des immeubles (épisodes 2 et 3) pour revendiquer le pouvoir acquis.
Monde mirage
L’accès à la réalisation des anciens subalternes occasionne une symbolique de l’inversion – parfois doublée d’occultisme, tel l’or servant de monnaie substitutive au sein du cartel ou l’écharpe de type maçonnique du personnage d’Harbinger. Elle s’exprime en premier lieu via le Wick (weak, faible) qui nomme le héros pourtant quasi-invincible. À l’identique, 87eleven affuble le protagoniste de Nobody, Hutch, d’un surnom éponyme bien qu’il soit un agent fédéral redoutable, où appelle Ladybug (synonyme de chance) celui de Bullet Train malgré sa poisse récurrente. De surcroît le nocturne domine John Wick, le Croquemitaine porte sa montre à l’envers et il s’équipe, comme ses alter ego hommes de main, dans des arrière-boutiques dédiées à la criminalité où un sommelier se transforme en armurier. Le sous-sol de sa maison recèle son identité de tueur (idem pour Hutch dans Nobody) et c’est encore en profondeur, sorte de revers au monde commun, que le Continental de New-York révèle son rôle de place forte pour la communauté criminelle, au premier opus.
La plongée dans les entrailles de l’hôtel renseigne, du reste, sur la nature virtuelle de l’underworld de John Wick. Pour parvenir au salon à l’ambiance artificielle où les assassins se divertissent, il faut d’abord traverser un local technique puis une blanchisserie, soit une opposition entre un monde abstrait et concret. Celle-ci ouvre d’ailleurs la saga : un bulletin météo est diffusé, renseignant sur l’état de la nature, tandis que le protagoniste, accidenté, regarde sur son téléphone une vidéo de son épouse Helen. Jadis, il prit sa retraite de tueur pour vivre avec elle. Le couple occupait une maison dans un écrin de verdure et se baladait au bord de mer. Cet éden fut lui-même absorbé par un écran : lors du plan où le héros dit adieu à sa femme malade, inconsciente sur son lit d’hôpital, la réalisation met en valeur un moniteur médical dont le graphique soudain plat énonce le décès. Devenu neurasthénique depuis l’évènement, John reçoit un cadeau post-mortem, un chien, dont l’assassinat par un membre de la mafia russe le projette à nouveau de l’autre côté du miroir.
On a beaucoup glosé en 2014 sur cet incident déclencheur en apparence ridicule, et l’implication de Keanu Reeves en premier rôle dans une dramaturgie si fantaisiste. L’animal n’en représente pas moins l’attachement au monde naturel, qui aide Wick à se connecter à la période heureuse où il évoluait dans la réalité. Dans John Wick Parabellum (2019), troisième volet de la série, il confie vouloir rester en vie pour se souvenir de son épouse, et ainsi garder en lui le paradis perdu. Son trépas, au terme de John Wick : chapitre 4 (2023), se caractérise au demeurant par une ultime pensée à sa femme face à l’aube (prénom d’origine grecque, Helen se rapporte à la lumière). Elle extirpe enfin du monde inversé et nocturne le tueur qui retourne ensuite à la terre, donc la nature, auprès de la sépulture de l’être aimée. Entre-temps, Stahelski multiplie les prouesses de son héros vengeur au milieu des écrans géants de l’underworld, souvent gorgés de motifs psychédéliques, parfois accompagnés de jeux de vitres ou miroirs trompeurs qui influent sur l’action. Située dans une exposition sur les faux-semblants, une séquence type souligne l’abolition du tangible via une annonce aux visiteurs : « Une expérience mettant en lumière la fragilité de notre conception de l’espace et de notre place dans cet espace[1] ».
Nobody creuse aussi ce sillon de la tétralogie avec son personnage d’agent non identifiable, comme inexistant, où le vaste écran sur la scène du club de Kuznetsov, l’antagoniste du long-métrage. De même que Bullet Train dont l’informatique équipe des wagons de plus en plus fantomatiques au fil du film, et Atomic Blond avec ses génériques à l’esthétique d’écran ordinateur encadrant le dédale des simulacres de l’espionnage. Afin de souligner l’association, un moniteur de caméra emprisonne l’image de l’héroïne durant le débriefing, largement menteur, qui génère le long flash-back du récit.
Adossée à la virtualité, une symbolique hindouiste et bouddhiste parsème les John Wick, ces spiritualités orientales convergeant avec la saga sur l’idée d’un monde mirage. La statue de Kali, divinité de la destruction, orne un salon du Continental. Sous son égide, les criminels s’interrogent sur les conséquences de leurs actes, parfois en évoquant la douleur y étant associée conformément aux doctrines sacrées. Un personnage en vient à citer le karma et la métempsychose s’invite lorsque les tueurs échangent des « be seeing you », y compris à l’article de la mort. Même le terme du chapitre 4, se voulant conclusif avec la mort du Baba Yaga, se ménage des détails sibyllins afin d’envisager une nouvelle vie du protagoniste.
La Grande Matrice
Aucun individu ne semble évoluer en dehors de La Grande Table, l’instance dirigeante du cartel des John Wick. De fait, alors même que la planète entière baigne dans le crime, le crime a disparu et tout autant ses victimes. Une désertification absolue du réel, endroit abîmé dans l’envers, où il n’y a plus d’échanges mais des contrats (dont ceux sur la tête du héros), plus de communautés mais des factions, plus de lois, issues de l’historicité des peuples, mais des règles (« rules ») pour administrer ce monde virtuel. Celles-ci s’énoncent plusieurs fois comme une ligne démarcative avec le règne animal. Malgré les apparences, justement trompeuses, il est ici moins question de Rousseau que de Baudrillard : l’hyperréel, cette simulation programmatique du réel, a pris le pouvoir. Les règles, qu’édicte La Grande Table, séparent les criminels des animaux en ce sens que ceux-ci vivent encore une existence authentique, d’où à nouveau le caractère fondateur du meurtre du chien au premier épisode.
Pourtant la saga sollicite le monde éprouvé. Elle use de téléphones et ordinateurs anciens, ou d’uniformes vintages pour les employés de l’Administration, l’organe bureaucrate du cartel. On ne saurait en outre compter les statues, tableaux ou autres pièces de musées tapis dans les décors des films. Mais comme le pointe Baudrillard : « [L’objet ancien] se donne pour authentique dans un système dont la raison n’est pas du tout l’authenticité, mais la relation calculée et l’abstraction du signe[2]. » Il devient « mythe d’origine[3] », garant d’un rapport au passé habillant John Wick d’un historique virtuel, à défaut d’éclaircir son univers toujours brumeux après quatre volets. Dans un contexte hyperréel, les objets se transforment en signes mais, comme le développe le philosophe français, les sujets se métamorphosent aussi en objets. Jusqu’à, dans la franchise d’action, devenir des signes eux-mêmes. Pions de règles qui les agissent, les criminels sont tous tatoués. Dans John Wick Parabellum, le tueur en vient à contracter via un branding, une marque par brûlure : une croix, au signifié depuis longtemps décorrélé d’un usage religieux, s’appose incandescente au centre d’un tatouage dans le dos, scellant le pacte. De surcroît, Wick ne cesse au fil des épisodes d’étonner par le nombre de langues qu’il parle, dont bien évidemment celle des signes.
Après avoir été sa doublure dans Matrix, aux velléités baudrillardiennes bien connues, le fait que Stahelski dirige aujourd’hui Keanu Reeves en John Wick n’est donc pas anecdotique. Comme la présence au casting de Laurence Fishburne, ancien Morpheus, ou d’autres références explicites à l’œuvre séminale des Wachowski, triptyque devenu également tétralogie en 2021. Aux commandes de sa propre œuvre, Stahelski y relate la prise de pouvoir de l’envers (le monde des cascadeurs) sur l’endroit (le cinéma hollywoodien) en y important son vécu dans la franchise de science-fiction. La Table – certes composée d’humains mais qui sont interchangeables – s’apparente à une matrice en mathématiques. Dans les John Wick elle génère du code (les règles) afin de contrôler les individus telle une I.A., les marquant dans leur chair (les tatouages) comme s’ils étaient connectés à des câbles, pour les engloutir dans une virtualité. Il s’ajoute que dans les deux fictions, et le Baba Yaga en fait l’amère expérience, il est presque impossible de quitter le réseau. Pour manifester celui-ci, Stahelski aime filmer un New York nocturne et perpendiculaire en plan aérien, révélant des rues lumineuses devenues fibres optiques comme Mamoru Oshii représente Tokyo à la fin de Ghost in the Shell (1995). C’est notamment ainsi que le premier épisode se termine en 2014. D’une façon plus empirique, John Wick 2 (2017) se clôture sur une infinité de sonneries de téléphones portables, notifiant leur propriétaire criminel du contrat passé sur le héros. Ce dernier est alors pris dans une gigantesque toile mi-technologique, mi-humaine. À la tête d’une faction composée de faux sans-abris, le personnage joué par Fishburne use aussi d’un système de pigeons voyageurs qu’il compare à Internet.
Le jeu de la mort
Énième registre commun avec Matrix – puisqu’il faut encore citer l’emprunt semblable aux spiritualités d’Orient et à la violence graphique – la tétralogie de Stahelski tient du jeu vidéo. La relation est mise en abyme dès le premier film avec une partie de first person shooter au sein d’une séquence d’action. Une référence parmi d’autres où l’emploi des objets porteurs d’une mythologie se distingue : si essentiel dans le récit de la franchise, ils découlent eux-mêmes de la narration par l’item et l’environnement des Souls, du studio FromSoftware. Outre ce type d’apparentés, Stahelski recourt à l’évidence au vidéoludique pour reproduire l’effet de flot que ce celui-ci provoque, un état second proche de l’hypnose. Il use pour cela de deux axes de mise en scène, les seuls qu’il travaille véritablement. D’abord le montage parallèle, plus pour sursolliciter l’attention du spectateur que dans la recherche d’un sens tiers par l’entrelacement de scènes. Ensuite le mouvement dans la diégèse, celui des phases de combat, ad nauseam. Une litanie vertigineuse de corps orbitant autour de Wick (qui lui-même ne cesse de pivoter sur son propre axe ou de faire le tour de pièces) pour finalement s’affaisser, avant qu’une nouvelle vague d’ennemis ne subisse le même sort, encore et encore. Avec régularité, Stahelski double ce ballet de foules dansantes, dans des clubs ou concerts, parfois surplombées des fameux écrans. Et si ces pendules hypnotiques ne suffisaient pas, des effets stroboscopiques soulignés de cadences musicales échevelées achèvent de faire vaciller la conscience.
Bien qu’elle bénéficie d’interactions avec les décors, l’action des John Wick s’épuise souvent (et le spectateur avec elle) dans sa saturation de mouvement. Faute d’être pensée, par exemple, verticalement au sein du Continental ou horizontalement dans les villes, comme John McTiernan y réussissait avec Piège de cristal (1988) et Une journée en enfer (1995). Pas de synthèse non plus, ou en portions congrues, de l’action et du dramatique, dont McT était également un orfèvre à l’égal d’un John Woo à Hong-Kong. Dès lors, la tétralogie reproduit sans fin une structure binaire où le mouvement déchaîné alterne avec le calme plat de scènes dialoguées, souvent polissées, celles-ci prenant en charge la continuité de l’histoire.
Mobilité, immobilité… et virtualité
Ce parti pris occasionne un singulier écho avec la carrière de Keanu Reeves, très impliqué dans les John Wick (au-delà de son exécution de la plupart des cascades du tueur) pour les nourrir de ses idées. En des points nodaux de sa filmographie, l’acteur joue en effet des rôles pris dans la dialectique du mouvement et de son absence. Dans Point Break (Kathryn Bigelow, 1991) le héros Johnny Utah est un ancien footballeur américain mis à l’arrêt par une blessure au genou. Celle-ci handicape le protagoniste même en dehors des stades mais, devenu policier, son enquête dans le milieu du surf lui rend une mobilité une fois dans les vagues. En 1994, Speed (Jan de Bont) est une autre occurrence d’échanges entre les deux pôles. Le policier qu’y incarne à nouveau Reeves est un accro à l’adrénaline bloqué à l’intérieur d’un bus à la course effrénée. Et bien entendu Neo, l’Élu des Wachowski auquel le comédien prête ses traits, voit son corps demeurer immobile quand il est connecté au réseau bien qu’il multiplie les acrobaties à l’intérieur. Hormis cette dialectique, l’attrait de l’acteur pour la virtualité trace une nouvelle convergence avec John Wick. Il se reconnaît à Matrix, mais aussi avec un documentaire sur la numérisation du cinéma que Reeves a produit (Side by Side de Christopher Kenneally, 2012), de films dispensables comme Johnny Mnemonic (Robert Longo, 1995) ou Replicas (Jeffrey Nachmanoff, 2018), et l’interprétation remarquée de Johnny Silverhand dans le jeu vidéo Cyberpunk 2077.
Unique réalisation de Keanu Reeves à ce jour, Man of Tai Chi (2013) traite les deux récurrences de sa filmographie. D’une part, l’art martial à l’honneur dans le métrage enlace de façon spécifique les notions de mouvement et d’immobilité ; principe que le générique de fin, un lent panoramique circulaire depuis un sommet à Pékin, illustre parfaitement (la caméra tournant sur un axe fixe). De l’autre le héros, Tiger Chen, s’aliène dans la toile virtuelle d’un promoteur de combat, qui use des écrans pour l’espionner, retransmettre ses exploits et fictionner sa vie auprès du public. Mais au-delà des intérêts de l’acteur synthétisés dans Man of Tai Chi, il semble y penser sa trajectoire après les trois premiers Matrix. Le promoteur pousse Tiger Chen à exprimer la violence meurtrière dont il est capable à l’attention des spectateurs des combats. Même si elle lui est fatale, il remporte à ce titre une victoire quand le héros le tue au terme de leur propre affrontement, qu’il agrémentait de « show me », et se targuant d’un « I knew you had it in you » avant d’expirer. Difficile de ne pas y déceler une introspection de Reeves sur sa carrière stagnante depuis ses chorégraphies en Neo, spectaculaires autant que létales, et l’appel à les renouveler pour trouver un second souffle… la sortie du premier John Wick aura lieu un an après celle de Man of Tai Chi. Sous cet angle, l’adéquation entre l’interprète et son personnage de tueur devient saisissante puisque tous deux renouent avec leur lustre passé en replongeant dans la violence.
La tétralogie d’action est donc la destination commune des parcours de Stahelski et de Reeves, la boussole de l’époque en mains. L’acteur s’entend ainsi avec son réalisateur pour promouvoir John Wick dans une vidéo internet où les deux hommes commentent les théories, nées sur les réseaux sociaux, au sujet de leur franchise… vidéo qui elle-même génère des avis sur support virtuel, dans une boucle sans fin caractéristique de l’hyperréalité. Nombre de cinéphiles n’en nourrissent pas activement la démesure, préférant le grand écran aux très petits, mais avec de moins en moins de tickets de cinéma en poche au profit de ceux, numériques, stockés dans leur téléphone pour se rendre en salle. Si John Wick n’incarne peut-être pas le futur du cinéma d’action, il figure en revanche le présent des spectateurs.
[1] « An experience which will highlight the fragility of our perception of space and our place within it. »
[2] Le Système des objets, Gallimard, 1968.
[3] Ibid.