Avec Totale résistance, le dessinateur suisse Helge Reumann propose un bel assortiment d’une vingtaine d’histoires courtes (entre une et dix planches), typiques de sa manière très personnelle (sans dialogue et avec des êtres étranges sortis de son imaginaire), certaines ayant été colorisées pour la parution en album et quatre inédites auparavant.
Le dossier de presse préparé par l’éditeur annonce : « Si vous n’avez rien contre la bande dessinée sans texte ; si vous savez apprécier la beauté d’un noir & blanc rigoureux comme celle d’une mise en couleur rétro ; si l’humour absurde vous titille ; si vous rêvez de temps à autre de régler vos problèmes à coups de tatanes ; si le monde vous apparaît parfois comme un endroit dur et désespéré ; si la réalité vous attriste ; si l’irrationnel vous parle ; si les bons sentiments vous exaspèrent ; si les haches, les planches à clou et les battes de baseball vous semblent de bons outils pour vous exprimer ; si vous aimez les oursons armés de mitraillettes ; si SUV et Black Medicine Book, les précédents livres de Helge Reumann, sont bien rangés votre bibliothèque… alors Totale Résistance est pour vous ! »
Un album inclassable
Autant dire que si Atrabile publie Helge Reumann, c’est probablement une collaboration due à un coup de cœur dont le paragraphe ci-dessus témoigne. En effet, ce qu’élabore le dessinateur ne ressemble que d’assez loin à ce que les autres dessinateurs de BD produisent. Rien de ce qu’annonce l’éditeur n’est contestable, tout correspond à cet épais album de 122 pages au format 33 x 24,5 cm, une taille qui permet de bien profiter de l’œuvre, même si le dessinateur n’est pas du tout un adepte des cases petit format. La majorité des histoires ici présentées comporte trois bandes par planche, une seule présente quatre bandes par planches, alors qu’on en trouve avec deux bandes par planche. D’autre part, Reumann n’hésite pas à placer quelques dessins pleine planche.
Le style graphique du dessinateur
Il oscille entre une part de naïveté assumée, illustrée par exemple par la voiture dessinée dans la première histoire présentée (avec ses formes bien carrées, elle pourrait être l’œuvre d’un enfant) et des péripéties souvent en forme de variations sur l’absurdité de notre monde (que le dessinateur exagère jusqu’à l’extrême, par provocation, afin de faire réagir). L’univers de l’histoire (intitulée Bûcherons) est à l’avenant, avec une trame qui pourrait être issue du cerveau d’un enfant ayant été confronté d’une manière ou d’une autre à une violence qu’il aurait du mal à comprendre et qu’il chercherait à restituer à sa manière. On y voit le conducteur de la voiture, en bordure de forêt, renverser quelque chose qui ressemble à un tronc d’arbre traversant la route en courant. L’arbre étant estourbi, il est rattrapé par un bûcheron qui l’achève en le fendant en deux (dans le sens de la hauteur) à l’aide d’une hache. Dans la foulée, le bûcheron assomme le conducteur de la voiture et rejoint un collègue au volant d’un fourgon, après avoir placé le conducteur et les restes de l’arbre à l’arrière du fourgon. Tout en s’éloignant avec le fourgon, l’un des bûcherons balance une grenade pour détruire la voiture. Son conducteur est emmené dans une sorte d’usine où les troncs d’arbres sont débités. Mais n’oublions pas qu’il s’agit d’êtres vivants qui peuplent la forêt. Précision, l’automobiliste est conduit dans une cellule où il va côtoyer un autre homme à l’air particulièrement agressif, avant de s’évader et, soulagement, de retrouver son véhicule… avant un nouvel incident…
Un univers très personnel
On sent que le dessinateur joue avec l’absurdité de notre monde où la violence se situe partout, dans tous les domaines et dans chaque situation. Pour faire passer cela, son style mêle créatures à l’apparence humaine avec d’autres non humaines, histoire de créer un décalage par rapport à la réalité. Helge Reumann maîtrise suffisamment le langage de la bande dessinée pour se passer des dialogues. Attention quand même, car cette absence amène la tentation d’une lecture rapide. Mais pour bien comprendre chaque enchainement dans ces histoires, la relecture peut s’imposer. Il vaut donc mieux une lecture attentive d’emblée. Cet album n’est pas prévu pour une digestion confortable en quelques minutes. D’ailleurs, le contenu même, avec ces personnages aux formes et comportements bizarroïdes, ne peut qu’inciter à la réflexion.
Où Reumann veut-il en venir ?
Sans prétendre avoir tout compris des intentions d’un dessinateur qui ne s’exprime que par l’image, il me paraît indispensable de commenter l’illustration de couverture et le titre. Autant dire que cette illustration ne correspond absolument pas au contenu de l’album. Ici, nous avons un dessin réaliste, avec de belles couleurs. On remarque néanmoins qu’il illustre bien une certaine vision de nos sociétés, avec un univers froid (habitat faussement coquet, mais où règne l’uniformité), tourné vers la consommation (la station-service) et l’efficacité, la rentabilité (une esthétique bien léchée qui attirera l’œil du consommateur), avec absence totale de mouvement et donc de vie. À mon avis, le titre cherche à indiquer une farouche volonté de s’opposer à tout cela, ce que le contenu de l’album illustre de bout en bout, avec un univers inclassable et des histoires comme personne d’autre ne pourrait imaginer. Soit une affirmation déterminée à s’opposer à toute forme de soumission aux diktats qui gouvernent nos vies. Maintenant, bien entendu, on peut avoir du mal à suivre les obsessions du dessinateur et trouver ses histoires vraiment trop étranges, voire dérangeantes. En effet, on peut les parcourir en restant parfaitement étranger à ce qui se passe de case en case. Ceci dit, l’originalité de Helge Reumann est une évidence.
Totale Résistance, Helge Reumann
Éditions Atrabile, septembre 2021, 128 pages