Les éditions Dupuis publient dans leur collection « Aire Libre » Soixante printemps en hiver, de la scénariste Ingrid Chabbert et de la dessinatrice Aimée de Jongh. Liberté, amour, pression sociale et familiale s’y fondent par heurts et antagonismes.
Parfois, un dessin inspiré et ingénieux en dit plus long qu’une longue tirade ou un cartouche d’exposition. Page 11, on découvre Josy assise sur son lit, dans une posture lasse, sa valise prête à être emportée posée à ses côtés. Page 53, maquillée et endimanchée, elle a enfin le sourire aux lèvres, répond à une main tendue et danse en compagnie d’autres femmes séparées, regroupées au sein du « Club des Vilaines Libérées ». Page 106, de retour au foyer familial malgré elle, on devine à quel point le traintrain lénifiant la diminue : le visage est fermé, la communication rompue, l’abattement guette. C’est avec beaucoup d’à-propos et de sensibilité que Soixante printemps en hiver raconte l’histoire d’une sexagénaire en rupture avec son environnement. Désabusée par l’ingratitude de ses enfants et le manque d’allant de son couple, engoncé dans ses habitudes, Josy a soif de liberté, d’expériences nouvelles. Elle entend renaître après des années de mise en sommeil. C’est à bord d’un vieux van Volkswagen et par le truchement d’une rencontre initiatique, avec une jeune mère célibataire, qu’elle va reprendre goût à la vie.
On peut trouver dans l’œuvre d’Ingrid Chabbert et Aimée de Jongh des résonances avec le Nomadland de Chloé Zhao. Dans un cas comme dans l’autre, l’ode à la liberté passe par le nomadisme et le point de vue adopté est celui d’une femme d’âge mûr. Le passé a été douloureux pour Josy comme pour Fern et toutes deux font face à des formes de pression sociale. Soixante printemps en hiver bat ainsi en brèche les assignations, et notamment sexuelles : non seulement Josy s’affranchit des contraintes familiales le jour de ses soixante ans, mais elle redécouvre l’amour au contact d’une autre femme, Christine. Leur éveil charnel est d’ailleurs restitué avec beaucoup de tendresse par les auteurs. Dans la quête de renouveau de Josy, le passé va toutefois sans cesse réémerger : à travers les appels incessants et culpabilisants de ses enfants, une rencontre fortuite avec sa fille et son petit-fils ou les difficultés à s’extraire de schémas pré-établis et profondément ancrés. Pour s’en convaincre, il suffit de se référer aux pages 82 à 90. Après avoir subi d’énièmes reproches (dont le définitif « Tu me dégoûtes » de sa fille), Josy fait un pas de côté, s’enferme dans son van, rompt avec Christine, demande à son amie Camélia de la laisser « s’étouffer en paix ». Il n’y a ainsi guère de liberté quand on est prisonnier du regard d’autrui.
Conscientes de la puissance suggestive d’une analogie, Ingrid Chabbert et Aimée de Jongh placent Josy dans un espace strictement cloisonné (pages 94-95), puis matérialisent sa détresse psychologique (due à la pression exercée par ses proches) à la faveur d’une hospitalisation en urgence. Dans tous ces moments, le visage, et plus encore le regard, deviennent normatifs : Aimée de Jongh prend grand soin de mettre en lumière l’état mental de Josy à travers ses traits, souvent fermés, et son regard, éteint. Des éléments constitutifs que l’on retrouve en cascades quand elle rejoint le foyer conjugal, dans la voiture (cinq vignettes muettes), dans son quotidien (deux pages à nouveau dépourvues de dialogues) et lors de son second départ. « Je trouve la situation plutôt pathétique », dit-elle à son mari lorsque ce dernier se plaint d’un chat venant déféquer dans ses parterres. Il faut bien entendu y voir un double sens : le pathétisme, c’est celui d’une famille prétendument aimante mais incapable d’être à l’écoute des besoins de Josy. Un état de fait qui irrigue de bout en bout ce très sensible et intimiste Soixante printemps en hiver.
Soixante printemps en hiver, Ingrid Chabbert et Aimée de Jongh
Dupuis, mai 2022, 120 pages