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« Saison Brune 2.0 » : une société dématérialisée et malade

Jonathan Fanara Responsable des pages Littérature, Essais & Bandes dessinées et des actualités DVD/bluray

Le scénariste et dessinateur Philippe Squarzoni propose un état des lieux alarmant : Saison Brune 2.0, qui paraît aux éditions Delcourt, revient sur les dessous de l’économie numérique, de l’exploitation des données personnelles des utilisateurs aux enjeux environnementaux.

« En quelques semaines, la crise du Covid-19 a accéléré encore la transition vers une société dématérialisée. » Cours en ligne, apéros Skype, click and collect, soirées Netflix, démarches administratives virtuelles : Philippe Squarzoni ne s’y trompe pas en mettant en exergue la manière dont le confinement a conditionné notre rapport au numérique. Il en profite pour rappeler que tandis que la plupart des secteurs économiques souffraient de la pandémie, les GAFAM ont quant à eux largement profité des effets d’aubaine qui en ont découlé. Et ce ne sont pas les seuls, puisque les achats en ligne de toutes sortes se sont multipliés. De nouvelles habitudes de consommation se sont ainsi installées ou consolidées en quelques mois.

Tolkien, Star Wars, Charlie Chaplin, Retour vers le futur... « Un monstre qu’on ne peut pas voir. » Derrière ces allusions, par analogie, c’est un basculement qui s’objective : celui du monde d’avant, fait de VHS, de DVD et d’ouvrages papier vers une société 2.0, où plus rien n’est visible ni palpable. Un monde fait d’exclusions et d’addictions. Car les chiffres sont là, jetés en pâture : 23% des Français n’ont ni ordinateur ni tablette. Pas moins de treize millions d’entre eux résident dans une zone dépourvue de haut débit. Et pourtant, le numérique s’impose peu à peu, le temps passé sur les réseaux sociaux ou sur notre smartphone ne cesse d’augmenter, « notre goût pour la futilité » et « l’astuce des industriels », entre plaisirs addictifs, schéma de récompense et logique de recommandation, nous encouragent à abandonner nos données privées à des plateformes qui en sont friandes, qui vont les marchandiser et y puiser de quoi satisfaire leurs actionnaires.

Pourrait-on au moins déculpabiliser nos comportements à la faveur d’arguments écologiques ? Pas vraiment selon Philippe Squarzoni, qui truffe à cet égard son album de données et de statistiques utiles. Les trois millions de data centers dispersés dans le monde, où les gaspillages d’électricité peuvent atteindre jusqu’à 90% (!), occasionnent une pollution supérieure à celle de bon nombre de pays. Le numérique représente à lui seul 1,5% de l’électricité mondiale, un chiffre en constante augmentation. Nos ordinateurs, tablettes et autres smartphones nécessitent des métaux rares tels que le lithium, le manganèse ou le néodyme, lesquels alimentent les conflits armés en Afrique, la pollution en Chine, les tensions hydriques au Chili ou en Argentine. En outre, l’obsolescence programmée pousse les consommateurs à changer leurs appareils de manière précoce et seule une infime partie des déchets électroniques est gérée de manière responsable, notamment en France (10% environ). Les chaînes de production mondialisées, de la conception à l’extraction en passant par l’assemblage ou la vente, font faire des milliers de kilomètres à des produits s’inscrivant en faux face à l’urgence climatique.

Et cette dernière est bien réelle, comme en atteste amplement Philippe Squarzoni. La surface de glace qui recouvre l’océan arctique à la fin de l’été a diminué d’environ 40% depuis 1979. Le GIEC note une baisse des principales cultures de l’ordre de 4 à 10% en dix ans. Le monde devrait compter plus de 200 millions de réfugiés climatiques dans les trente ans si l’on en croit la Banque mondiale. Un quart des espèces vivantes pourrait disparaître sous peu. Et ce ne sont pas les solutions techno-numériques du président Macron, envers lequel l’auteur se montre très critique, qui empêcheront l’insécurité alimentaire, la perte de biodiversité ou les pénuries d’eau. Pas plus que le greenwhasing, les publicités mensongères ou les réseaux de câbles sous-marins. Saison Brune 2.0 est une plongée vertigineuse au cœur de l’abîme numérique. Aussi documenté qu’engagé, il constitue sans aucun doute une piqûre de rappel nécessaire.

Saison Brune 2.0, Philippe Squarzoni
Delcourt/Encrages, novembre 2022, 264 pages

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Responsable des pages Littérature, Essais & Bandes dessinées et des actualités DVD/bluray