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Quand je serai mort, comprenne qui pourra

Libéré pour bonne conduite après dix ans de prison, Léon Obmanchik dit Obman vient s’échouer à Saint-Henri, un quartier de Montréal où il côtoie quelques personnages improbables, avant de disparaître. Petit imbroglio.

Il faut voir la tête et l’allure d’Obmanchik quand il sort de prison. Même si on ne sait pas à quoi il ressemblait dix ans avant, il a tout de l’homme brisé : hagard, tête basse et le crâne bien dégarni, un peu voûté, vêtements très défraichis et la démarche lourde. On lui donne la cinquantaine. Néanmoins, il faut également voir sa tête quand il réalise qu’il sort de prison pour tomber dans un autre piège auquel il ne voit aucun moyen d’échapper. Et il faut le voir un peu plus tard marmonner pour lui-même : « Quand je serai mort… »

Le quartier Saint-Henri

Avec cette BD qui se lit assez rapidement (format moyen : 26,7 x 20,3 cm avec une base de trois bandes par planche, 64 planches en noir et blanc, plus deux planches pleine page non numérotées, couverture souple à rabats), on découvre autour de la place qui lui donne son nom (lieu desservi par une station de métro) un quartier de Montréal bien particulier. Au passage, on remarque une circulation dense, de nombreuses boîtes de nuit ou assimilées, des habitations encore de tailles raisonnables vaguement menacées par le voisinage de buildings des quartiers avoisinants, quelques terrains vagues et des personnages que l’histoire sort en quelque sorte d’un anonymat qu’ils cultivent malgré leurs vies sans éclat. Parmi eux, Suzie qui travaille dans un cabaret de seconde zone et tapine à l’occasion (pas sûr que cela fonctionne encore beaucoup), sous la protection de Frank Malo, un petit caïd qui fait avant tout effet pour son physique de dur. Suzie a eu Obmanchik comme client, un client un peu naïf à qui elle a fait croire qu’elle l’aimait. Au temps de sa splendeur, Suzie avait également une histoire avec Carl Boucher qui voulait l’épouser. Pour cela, il était prêt à racheter Suzie à Malo. Mais l’affaire a mal tourné et c’est finalement Obmanchik qui s’est retrouvé en prison pour le meurtre de Boucher. Mais l’arme du crime, un couteau (de boucher ?), n’a jamais été retrouvée. Parmi les personnages à citer, n’oublions pas Simone qui passe ses nuits sous une tente, dans un terrain vague non loin d’une usine. Elle partage sa vie avec Jeff, un homme sans réelle occupation semble-t-il, à part s’enfiler régulièrement des bières, ce que son ventre confirme. Enfin, n’oublions pas Anita qui fait le lien entre tous ces personnages en enquêtant sur ce qui tourne autour du meurtre de Boucher puis de la disparition d’Obmanchik (en marge des enquêtes policières qui, malheureusement, se contentent des apparences). Anita, c’est la bonne âme de service qui se fait du souci pour les plus démunis, tout en affichant une dégaine pas possible, avec une robe informe et des attitudes un peu gauches, féminine quand elle veut s’introduire dans un cabaret, mais généralement peu soucieuse de son apparence.

Un scénario soigné

Signé Laurent Chabin, le scénario mêle des détails un peu saugrenus qui amusent, avec une trame assez noire, dans un quartier de Montréal où la gentrification réduit l’espace et la marge de manœuvre des plus démunis. Ses personnages s’en sortent comme ils peuvent et ils affichent des moralités franchement douteuses. Il y a du mensonge et de la manipulation dans l’air, sans compter les morts violentes. Détail non négligeable, l’ensemble est agrémenté de nombreuses expressions typiques du pays.

Un style graphique agréable et personnel

Signé Réal Godbout, le dessin retient l’attention, non par sa finesse (ligne claire, noir et blanc avec quelques nuances de gris), mais par un souci du détail qui sonne juste sans chercher à impressionner (voir l’illustration de couverture). D’ailleurs, certaines cases sont totalement dépourvues du moindre élément de décor. Surtout, sa façon de dessiner les personnages apporte un ton décalé ironique : mine de chien battu affichée par Obmanchik (illustrant son tempérament slave dû à ses origines russes), des attitudes (les yeux surtout mais aussi des expressions de visages), qui rappellent le style encore imparfait de Jean-Claude Denis à l’époque (histoires en quelques planches encore en noir et blanc) des débuts de Luc Leroi, son personnage fétiche.

Que penser ?

Voilà donc une BD sans prétention qui a sans doute obtenu un certain succès au Canada, suffisamment pour lui valoir une distribution en France. Si elle met en avant des personnages inattendus dans un quartier méconnu, elle apporte un vent de fraîcheur bienvenu. Par contre, sa fin laisse une impression bizarre. Lisant à l’avant-dernière planche, on se dit que ce n’est pas possible qu’on arrive à la fin en tournant la page. Effectivement, la dernière planche apporte un sentiment d’inachevé. Celui-ci se traduit par ce que dit Suzie dans la dernière case : « Je veux comprendre, c’est tout. Je l’aimais bien, moi, le vieux… » Et si Suzie attend des explications, il en est de même pour le lecteur qui constate l’absence du mot fin ou d’indication d’une suite possible. La seule solution consiste à tout relire et à tenter de suivre le raisonnement de Suzie qui sait à qui elle s’adresse.

Quand je serai mort, Réal Godbout (Illustrations) & Laurent Chabin (Scénario)
La Pastèque, octobre 2019, 78 pages

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