Pluto, cette réincarnation du dieu des enfers, qui s’apparente autant à un polar d’anticipation qu’à un thriller, tout en étant un incroyable portrait d’une société fragilisée par ses clivages sociaux ou raciaux, est surtout une histoire d’émotion.
Cela vient du ciel. Une tornade, une colère qui surgit de nulle part. Comme un signe des cieux ou des dieux. Les uns après les autres, ils succombent, ils trébuchent sur un os, une émotion qui vient d’outre-tombe pour hanter l’hérésie d’une humanité, qui s’est vue trop grande. Trop belle, trop intelligente. On les disait insubmersibles, ces robots, ces 7 supers robots, symboles de la compétence de l’Homme, et synonymes d’une société qui voit les machines et les hommes cohabiter presque main dans la main. Mais tout cela n’était qu’un leurre, qu’un mensonge qui se lit au creux de visages fissurés par la fatigue, par le traumatisme fuyant, par une haine qui se tue. Qui se cache derrière un regard, une mémoire qui se disloque ?
Le récit d’Urasawa est réaliste, axé sur ses motivations psychologiques, ses tableaux expressionnistes et construit autour des catalyseurs politiques, juridiques d’une époque dystopique. La guerre a laissé des traces, et le retour à la normale, à une routine presque monotone, à des éraflures dans un coin de la tête, n’est que le point de non-retour menant à une déflagration vengeresse. Le conflit n’amène que le conflit, la haine ne précède que la destruction, et les cicatrices de la guerre qui se font écho à travers les années. Pluto se passionne pour la réalité subjective de la mémoire et le fait de devenir humain par l’épreuve et la douleur.
La richesse, la force du récit, la puissance de l’iconisation des personnages, le charisme des présences (Epsilon ou Gesicht), la virtuosité humble de la direction artistique est là. Elle se trouve là, à travers un sentiment perpétuel d’émotion. Un humain, un robot, une entité, ne survit, ne pense, ne se projette face au monde que par l’interstice d’une rage, d’une tristesse, d’une joie qui fait autant battre sa chair que son armure. Sans doute que Pluto n’est pas la mouture la plus dense qu’Urasawa ait pu écrire, mais de Pluto se dégage une volonté d’appartenir à sa propre vocation. Provenant d’un arc narratif de Tezuka, Astro le robot le plus fort du monde, l’œuvre d’Urasawa n’est pas qu’un simple plagiat ou un médiocre produit générique.
C’est plus qu’un hommage. L’écriture, le dessin se fait plus intime, plus adulte, plus moderne, d’une incroyable proximité avec le réel, proche de l’actualité (« destruction massive »), comme si un robot prenait les formes d’un humain, pour en devenir un, où la confusion de la chair et du fer devenait parcellaire, voire inexistante. Dès le début de l’histoire, il est révélé que le personnage principal, le détective Gesicht, est l’un de ces 7 robots. L’histoire tourne autour de son travail de détective. D’un coup de crayon, d’un simple trait, d’une petite case aux apparences fragmentaires, Urasawa fait briller sa création de son essence : une tristesse, aussi intime qu’universelle, qui restreint l’infiniment grand et l’infiniment petit. Le réalisme saisissant, qui s’étend également aux expressions faciales, des scènes d’action, des véhicules, des accessoires, et des robots inhumains, permettent de plonger dans l’histoire.
De cette enquête policière qui nous propulse aux quatre coins du monde pour connaître l’identité de ce serial killer de supers robots, Urasawa mène son récit tambours battants, à un rythme effréné et arrive à tracer les contours de son épilogue avec mystère et suspense. Mais de tout cela, c’est avant tout la profondeur des thématiques, la clairvoyance du propos, l’aveuglement de la mort, la magnificence du dessin, qui font chavirer. Cette capacité qu’à Urasawa, dans ses pérégrinations, à mettre en lumière autant le héros que l’anonyme, mettre sur un pied d’égalité le ressentiment d’un tout, d’une collectivité qui se noie entre la volonté d’utopie technologique et cruauté de la réalité.
Rien que dans l’un des premiers tomes, voir la tristesse d’une épouse robot connaître le sentiment de vide, la compréhension de solitude face à la mort de son défunt mari robot. Ou voir cette machine à tuer, apprendre le piano, par besoin d’oublier des choses qui ne s’effaceront jamais de sa mémoire. Ou de ce couple robot qui veut adopter un enfant mécanique. C’est simple, et basique, mais d’un regard empathique, d’une beauté terrible de non-dits. Car dans son décorum de science-fiction, Pluto n’invente rien, et la thématique de l’intelligence artificielle, de la liaison étroite entre l’humain et sa création, entre un créateur et sa progéniture androïde, la différenciation et l’assimilation des genres ont été déjà mises en place dans de nombreuses littéraires ou cinématographiques. Donc, rien de visionnaire ou révolutionnaire dans les pages de cette série.
Sauf que la finesse de la plume fait rage, ce plaidoyer pacifiste, la caractérisation introspective et la représentation mélancolique des personnages est d’une grande acuité. Pluto recadre son scénario autour du pouvoir de la transformation de la perte, et retranscrit avec justesse, les aspects les plus sombres de notre nature, celle qui fait de nous des humains. Avec comme finalité, la puissance de l’amour pour briser le cycle de la haine afin de surmonter l’obscurité.
Pluto (intégrale, tome 1 à 8), Naoki Urasawa
Kana Eds, janvier 2018