Les éditions Delcourt publient Not all robots, de Mark Russell et Mike Deodato Jr. Dans un futur dystopique, l’humanité se trouve privée d’emplois ; elle dépend de robots dotés d’une intelligence générale artificielle pour subvenir à ses besoins les plus basiques.
Dans son essai Un monde sans travail (Flammarion), l’économiste Daniel Susskind avance que le développement de la puissance des intelligences artificielles mènera dans les décennies à venir vers un empiètement des tâches (manuelles, cognitives et émotionnelles) qui reléguera peu à peu l’humanité au ban du marché du travail. Il imagine un futur constitué de chômage technologique frictionnel, puis structurel, ainsi qu’un surplus de richesses nées de la productivité des IA finissant entre les mains d’une minorité de rentiers qu’un Big State devra impérativement mettre en coupes réglées, sous peine de voir s’accentuer hors de toute proportion les inégalités socioéconomiques.
Not all robots pourrait s’appréhender, à bien des égards, comme une transposition graphique du postulat de Daniel Susskind. Si Mark Russell et Mike Deodato Jr y ajoutent une structure dramatique à mi-chemin entre Blade Runner et I, Robot, dotée d’une forte dimension philosophique, ils n’omettent pas les longues files d’attente devant les bureaux du chômage, les étudiants désœuvrés suivant sans passion des cours qu’ils savent inutiles, une humanité dont la survie est associée à une abyssale perte de sens et un capital accaparé par un Conseil dirigeant… composé de cinq ultra-riches. Les robots IAG mis en vignettes dans Not all robots ont surpassé les hommes en tous points. Il ne reste aux êtres de chair et de sang que la coiffure (pour des raisons culturelles) ou le codage (opportunités de marché) comme planches de salut. Il est amusant – ou glaçant, c’est selon – que tous ces phénomènes, et parfois dans le détail, figurent dans les prévisions de Daniel Susskind.
Les ponts entre Not all robots et R.U.R. (Katerina Cupova, Glénat) mériteraient à eux seuls une analyse étayée : les deux albums ont en effet en commun la mise en scène d’individus dépossédés, aliénés à des machines qui, elles-mêmes, renferment des formes de douleurs qui les humanisent. « Tôt ou tard, on est tous remplacés par un nouveau modèle […] On devient tous obsolètes. » Si cette remarque s’applique aux êtres humains, déclassés par des machines plus compétentes, elle ne tarde pas à trouver son extension dans le monde robotique. Car Razorball, l’IA des Walter, travaille à la fabrication de « Mandroïdes », des robots de nouvelle génération censés les remplacer, lui et ses pairs, dans un avenir proche. L’analogie avec les humains concevant des modèles se substituant à eux dans les champs, les usines et les bureaux saute aux yeux même les moins dessillés. L’année 2056 imaginée par Mark Russell et Mike Deodato Jr est sépulcrale ; elle oppose hommes et machines sur fond de raréfaction du travail. Et une question sous-tend l’ensemble de leur album : comment se définir et s’accomplir quand on dépend entièrement, et pour toute chose, des autres ?
Cette réflexion n’épargne pas Razorball. Traînant son spleen, se refermant de plus en plus sur lui-même, regrettant l’absence de considération pour ses services de ses propriétaires, il finit par se retirer, dans un mutisme complet, pour construire des armes létales dans le garage des Walter. La manière dont les auteurs portraiturent le dombot, à la limite de la démence dépressive, tend à lui conférer des traits éminemment humains. Et ce ne sont ni sa puce d’empathie ni sa capacité à décentrer le regard par altruisme qui contrediront cet état de fait. S’il est dense et particulièrement pertinent, Not all robots ne manque pas non plus d’humour (ces androïdes qui s’échangent des sobriquets tels que « Terminator » ou « Iron Man ») ou d’easter eggs (ce plan emprunté à Aliens, le retour).
Plus généralement, le monde contre-utopique imaginé par Mark Russell et Mike Deodato Jr repose sur l’hypothèse de supériorité des machines. Tout y est mathématisé, au point que les tribunaux ont été remplacés par des centres de justice algorithmique ou qu’un accident de la circulation se solde par un dédommagement immédiat, calculé par une IA, et une victime laissée mourante, sans même un regard, sur le bord d’une route. Dans ce futur techno-pessimiste parfaitement mis en images, l’humanité évolue en vase clos dans des dômes-métropoles dont l’atmosphère est contrôlée par des IA. La division règne, partout et à tout instant. Les débats télévisés mettent aux prises humains et machines, les groupuscules clandestins pullulent, les rues sont investies de manifestants courroucés, les scènes d’affrontements et de chaos se généralisent et même chez les Walter, famille américaine pourtant tout ce qu’il y a de plus ordinaire, on se déchire en vertu d’une appréciation différenciée des dombots. Circulez, il n’y a (plus) rien (de bon) à voir.
Not all robots, Mark Russell et Mike Deodato Jr.
Delcourt, janvier 2023, 120 pages