Éric Salch s’approprie Les Misérables de Victor Hugo et en tire une bande dessinée caustique, moderne, battant en brèche le classicisme de l’œuvre originelle. L’album est à découvrir aux éditions Glénat.
En octobre 2020 paraissait aux éditions Les Impressions Nouvelles un essai de Jan Baetens portant sur les adaptations littéraires en bande dessinée. Le spécialiste d’Hergé y racontait comment deux univers artistiques spécifiques pouvaient s’y rencontrer, mais aussi la manière dont un scénariste de bande dessinée procède à un réexamen personnel du récit romanesque dont il s’inspire, en altérant son rythme, en cultivant l’ellipse, en amenuisant ou exacerbant les descriptions et les dialogues. Ces considérations ici schématisées prennent tout leur sens avec le travail d’Éric Salch sur Les Misérables. Non seulement l’auteur et dessinateur actualise le récit de Victor Hugo avec des anachronismes parfois déroutants, mais il lui confère en outre un caractère grotesque, une absurdité « blieresque » et des résonances modernes, tout en passant son classicisme littéraire au tamis de représentations caricaturales.
Que deux visions artistiques s’agrègent est une chose, encore faut-il que cela fasse sens, ou à tout le moins effet. À cet égard, cette adaptation des Misérables alterne le bon et le moins bon. Sur le plan graphique, c’est un peu comme si le caricaturiste Honoré Daumier avait choisi d’épaissir les traits caractéristiques des personnages imaginés par son contemporain Victor Hugo – voire, plus prosaïquement, de les altérer. La formule prête à sourire, les carences en humanité s’objectivent à coups de crayon, la satire se fond dans chaque vignette. Salch se délecte à exacerber le misérabilisme – Cosette doit nettoyer les montages de merde laissées par les touristes d’un camping, ou s’amuse avec un bout de bois –, à napper son histoire d’enjeux contemporains – « Allô, la police !! Y a un migrant à ma fenêtre ! », pour Jean Valjean –, à accoler à ses protagonistes des attributs inattendus – le même Jean Valjean va déguster un grec affublé d’un training du Borussia Dortmund.
Dans Les Misérables, Monseigneur Myriel accorde plus d’attention aux boissons alcoolisées qu’à ses ouailles. « Si vous vous foutez de ce que je vous raconte, faut le dire… » Cosette est abandonnée par sa mère Fantine au père Thénardier, qui exige d’elle qu’elle trime pendant que ses « sœurs » passent leur temps à prendre des selfies. Des fausses identités aux intrigues amoureuses, on verra un ramoneur battu par la police (« Sale Noir ! »), un climatiseur revendu sur Leboncoin, des allusions à la pandémie de coronavirus, Thénardier faire les poches des cadavres au front, un agent d’accueil hôtelier arborer un comportement pédophile ou encore Cendrillon et Blanche-Neige convoqués en guise d’ironie. Les gags ne fonctionnent que par intermittence et la structure à deux corps, où la caricature actualisée rejoint et altère le roman historique, s’essouffle peu à peu. C’est la principale faiblesse conceptuelle de cette entreprise : si fondre Les Misérables dans un schéma trash et cynique a quelque chose de décapant, une fois sur ses rails, la machine finit par tourner à vide, malgré ses fulgurances disséminées çà et là.
Dans l’essai précité, Jan Baetens notait la chose suivante : « Un pastiche, au fond, n’a de sens que s’il fait gagner sur les deux tableaux, le bon pastiche étant celui qui permet de rendre hommage en même temps que de contribuer à l’affirmation d’une voix personnelle. » Sous cet angle, Les Misérables tels que revisités par Éric Salch se révèle une réussite, puisque la bande dessinée cite avec déférence un modèle qu’elle dépasse pour y glisser une vision distincte, plus ordurière et foncièrement tragicomique. Ce qui nous paraît plus gênant, c’est que la réappropriation s’arrête là, en laissant un goût d’inachevé. On y trouvera donc le plaisir d’une déambulation échevelée, référencée, sordide et drôle, sans que l’auteur ne parvienne toutefois à se hisser au-delà de ces prétentions.
Aperçu : Les Misérables (Glénat)
Les Misérables, Éric Salch
Glénat, mai 2021, 192 pages