Avec ce deuxième tome tout aussi imposant (320 pages) que le premier, la jeune dessinatrice malaisienne Reimena Yee apporte la suite et la fin de l’histoire du Marchand de tapis de Constantinople qui, rappelons-le, est l’illustration d’un fragment de conte turc.
Quasiment indépendant du premier volume, celui-ci complète et achève ce que le premier entreprend, à savoir l’histoire de Zeynel, homme ayant eu le malheur (voir tome 1) de rencontrer Mora Strigoi sur le chemin de son voyage vers la Roumélie, un Anglais qui s’avère être un vampire. La rencontre change à tout jamais la vie de Zeynel. On apprend ici qu’il est finalement revenu sur sa décision de fuir sa famille pour ne pas la mettre en danger. Bien lui en a pris, car cela lui a permis d’accompagner sa femme Ayşe dans ses dernières années. On devine que la bonté naturelle de Zeynel a en quelque sorte pris le dessus et qu’avec quelques précautions classiques (alimentaires notamment, mais aussi fuir la lumière du jour), il ne représentait pas une menace pour son entourage. Mais, voilà 70 ans qu’il erre comme une âme en peine, mort parmi les vivants. Ayant trouvé en Andalousie ce qu’il cherchait concernant ses origines, il accepte l’invitation d’Alfred Grimsley, un ami qui va le recevoir en Angleterre. Une première partie le voit donc s’installer là-bas et ses pensées vont aussi bien à l’observation qu’à la réflexion. Il conserve le souvenir d’Ayşe mais commence à trouver le temps long, c’est pourquoi sa pensée tend à se disperser, ce qui nous vaut quelques digressions qui font qu’on se demande où tout cela va nous mener. Ceci dit, émerge une réflexion très intéressante, car Zeynel continue de vendre des tapis. À cette occasion, nous apprenons que les dessins sur un tapis racontent une histoire, essentiellement celle de la personne l’ayant confectionné. Bien que ce soit fondamentalement différent de ce qu’on lit dans un livre, cela m’incite à faire le rapprochement avec L’Image dans le tapis (1896) de l’Américain Henry James, même si l’ambiance ici n’a rien à voir avec celle du roman. En effet, Zeynel fait bien sentir qu’observer attentivement un tapis donne matière à interprétation. Voilà qui donne une dimension supérieure (artistique) à cet artisanat. Bien entendu, Zeynel regrette sa condition de vampire condamné à une errance éternelle, mais son caractère foncièrement bon et généreux l’emporte régulièrement. Ainsi, une fois installé en Angleterre, il accepte d’héberger Mora Strigoi qui annonce son intention de chercher à sa faire pardonner. Le dessin montre d’ailleurs remarquablement la double personnalité de celui-ci, homme banal en temps ordinaire, mais dont l’aspect mauvais le transforme en démon hyper-dangereux dès lors que sa condition de vampire prend le dessus. Cela émerge dans de nombreuses circonstances, notamment dans ce qui se prépare à Londres, car un couple de riches londoniens prépare un bal masqué à l’image de ceux qui se donnent à Venise. La symbolique saute aux yeux, car pour évoluer parmi les humains, les vampires se comportent en permanence comme des personnages masqués. Mais nous savons à quoi nous en tenir, car Alfred Grimsley le jeune ami qui héberge Zeynel scrute les nouvelles dans la presse. Or, celle-ci relate des faits divers sanglants qui tendent à se rapprocher de Londres.
Parallèle entre la dessinatrice et son personnage
Le premier tome était essentiellement centré sur l’histoire d’amour entre Zeynel et Ayşe. On pouvait donc légitimement se demander ce que ce deuxième tome pouvait apporter avec Zeynel loin d’Ayşe, puis désormais Zeynel seul avec ses souvenirs. Passé les digressions, l’activité à Londres remplit largement cet album aussi agréable à parcourir que le premier, car la dessinatrice reste bien inspirée par ses recherches esthétiques toujours aussi variées et réussies. À noter quand même qu’elle reconnaît que cet album ne s’achève pas comme elle le prévoyait initialement. À vrai dire, celui-ci ne se finit pas comme sa première version, publiée sur Internet. Reimena Yee va jusqu’à expliquer en fin d’album que le temps passé à la conception de ce diptyque l’a vue murir et changer de façon de percevoir certaines choses fondamentales. Elle va jusqu’à dire que c’est l’évolution de sa personnalité (en fonction de ce qu’elle vivait) qui lui a fait changer la fin, sans qu’on en connaisse le détail. La lecture de ce deuxième tome confirme ce changement d’état d’esprit, car il voit Zeynel trouver non pas la paix mais une forme de sérénité, malgré tous les malheurs ayant jalonné son existence. Le vrai bémol selon mon ressenti est cette façon de faire penser qu’il a finalement pu échapper à sa condition de vampire sans raison bien précise. La seule envisageable à mon avis d’après tout ce qu’on observe, serait que sa bonté naturelle ait fini par prendre le dessus, mais ce n’est que très moyennement convainquant. Enfin, si ce diptyque n’échappe pas au manichéisme propre à l’univers des contes, cela le rend accessible à un public relativement jeune qui ne doit surtout pas se focaliser sur son épaisseur. Au contraire, l’histoire est suffisamment riche en péripéties et détails pour être explorée en profondeur. D’ailleurs, Le Marchand de tapis de Constantinople a été nommé aux Eisner Awards.