Bitter Root revient à l’occasion d’un troisième tome riche en rebondissements et en sauts temporels. Choral, engagé et spectaculaire, « Héritage » s’inscrit dans les pas de ses prédécesseurs.
Petit rappel : Bitter Root est une série empruntant tant à l’ethnogothique qu’au steampunk et qui s’appuie sur des événements qui ne cessent de se réinjecter les uns dans les autres : des démons sanguinaires dévastent les États-Unis, tandis qu’à travers eux transparaît la monstruosité de la haine et du ressentiment racial. Le mouvement culturel Renaissance de Harlem, les émeutes raciales de Tulsa (1921) ou le Red Summer (1919) apparaissent en bonne place dans la série, preuve s’il en fallait d’une écriture en prise directe avec l’Histoire américaine.
Dans « Héritage », il est à nouveau question des dissensions à l’œuvre dans la famille Sangerye, à la pointe de la lutte contre Jinoos (des gens transformés en monstres par l’intolérance et la haine raciale) et Inzondos (pareil, mais en raison du chagrin ou de traumatismes). Car certains rêvent de soigner les démons (de faire de la pédagogie antiraciste), tandis que d’autres veulent annihiler la menace (on vous laisse le soin d’en traduire les effets potentiels). Cette famille apporte au récit sa dimension chorale ; et ce dernier se verra encore complexifié par les multiples bonds temporels qui vont en émailler la lecture. On assiste aussi à l’élection d’une nouvelle cheffe en la personne de Belinda – rôle qui lui occasionnera quelques regrets.
Superbement mis en planches, ce troisième tome de Bitter Root ne déroge pas à l’engagement qui a caractérisé la série jusque-là. Une citation de W.E.B. Du Bois sur l’ignorance en ouvre d’ailleurs la lecture. Un peu plus loin, ce sont des allusions au nazisme qui en témoigneront. Mais ceux pour qui la création de David Walker, Chuck Brown et Sanford Greene rime surtout avec action ne seront pas en reste non plus. Comme l’énoncent clairement les protagonistes, un enjeu sous-tend de bout en bout « Héritage » : « Ce monde… le foyer de l’humanité, ne servira pas de mangeoire aux abominations de Barzakh. »
L’album est aussi l’occasion de comprendre ce qui anime chacun des protagonistes. Et malgré la désunion de la famille Sangerye, il y a cette fois une véritable tentative de faire rang : « Depuis des générations, toutes nos familles se battent pour la même cause, mais nous ne nous sommes jamais mis d’accord sur la façon de faire. Certains emploient les herbes, d’autres la magie, et d’autres encore, les armes. Mais ce que nous n’avons encore jamais fait, c’est combattre tous ensemble face au mal qui gangrène l’âme. » Là encore, entre les interstices de la fiction, on peut deviner les résonances politiques d’un tel message.
Finalement, que ce soit sur Terre ou du côté de Barzakh, devant des divinités maléfiques ou des arbres et des chiens hostiles, « Héritage » continue de peaufiner sa mythologie en liaison quasi directe avec l’Histoire des États-Unis. L’édifice est sophistiqué, pas dénué de failles, mais absolument admirable. Il se leste aussi d’une chair humaine rendue d’autant plus palpable par la désignation d’une femme comme cheffe de clan, la trahison d’un fils envers son père ou encore les songes d’une vieille femme aussi obstinée que nostalgique.
Bitter Root : Héritage, David Walker, Chuck Brown et Sanford Greene
HiComics, janvier 2022, 208 pages