Avec De Ira, Stéphane Hirlemann opère une légère extension : les crises sociales d’aujourd’hui deviennent les cataclysmes de demain. En adoptant le point de vue d’une adolescente conscientisée et rebelle, il décrypte avec une poésie noire la colère sourde qui anime en profondeur les sociétés occidentales.
La couverture de De Ira semble annoncer un avenir apocalyptique. Mais cette fois, ce ne sont ni les zombies, ni une menace extraterrestre, ni même une quelconque catastrophe naturelle qui en seraient la cause. Stéphane Hirlemann préfère s’inscrire dans un avenir proche où le dénuement, les inégalités sociales, les pénuries et les violences policières ont poussé la jeunesse dans ses derniers retranchements. Dans un noir et blanc crépusculaire et avec des dessins manifestement inspirés du manga, le scénariste et dessinateur français portraiture une société sans solution face aux grands enjeux de son temps : les camps de réfugiés sont des prisons à ciel ouvert où on manque de tout, et notamment d’espoir ; les bourses d’études semblent assujetties au bon vouloir d’entreprises partenaires ; les revendications sociales sont accueillies non pas avec une volonté de dialogue, mais de répression…
Dans ce contexte, Caro va peu à peu perdre pied. En rupture avec un environnement familial petit-bourgeois, elle se sent proche des réfugiés – auxquels elle apporte ponctuellement son assistance – et demeure sensible à la cause des plus vulnérables. La dureté du monde va se matérialiser en elle par des visions : métaphoriquement, les masques qu’elle ne cesse d’apercevoir viennent porter du crédit à la dualité, la duplicité, l’assignation sociale et/ou identitaire… Ils entrent aussi en résonance avec les enseignements de son père, professeur d’université toujours en poste malgré des accusations graves d’attouchements sexuels envers des étudiants. De Ira se transforme peu à peu en une sorte de Mad Max réaliste et social, où la colère se manifesterait par une explosion des normes admises et la contestation de toute autorité. On y crie son désarroi dans les amphithéâtres, dans la rue, au zoo, etc.
Au cours du récit, Caro va faire la rencontre d’Élisée, un vieux monsieur au regard acéré. Celui-ci lui annonce que « nous avons confondu paix et marchés, consommation et liberté ». C’est précisément le message que semble véhiculer l’album : on n’obtient la paix qu’au prix de la cohésion sociale, la liberté qu’en œuvrant contre les iniquités. Crépusculaire mais poétique, De Ira répondra par une vue programmatique : un avion échoué, dépecé, transformé en outil de propagande sur lequel on peint, comme une invitation : « Embrassez le chaos. » Stéphane Hirlemann fait d’ailleurs dire à ses personnages qu’« on patauge dans l’horreur de leur modèle » et que « le vrai No Future, c’est les gestionnaires d’actifs, pas les punks ». Martelée, cette dénonciation des sociétés consuméristes, inégalitaires et égocentrées s’accompagne pour Caro de toute une série d’affects : vis-à-vis des populations les plus fragiles, de son compagnon réfugié Tayeb, de sa famille en phase avec le système, de ses amis protestataires…
Parfois empesé par des sophistications un peu superflues, De Ira s’amuse aussi à multiplier les clins d’œil : Jurassic Park, Batman, Je suis une légende… L’utilisation des ours par Stéphane Hirlemann invite également à la réflexion : symbole de Berlin (où l’auteur réside désormais) mais aussi du renouveau du printemps (celui des peuples en l’occurence ?), il peut se prévaloir de plusieurs niveaux de lecture. Ceci est symptomatique d’un récit dont le message est édifiant, mais les signaux, polysémiques.
De Ira, Stéphane Hirlemann
Delcourt, octobre 2021, 144 pages