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Le Juif errant, d’Eugène Sue : critique-feuilleton, épisode 4

Pour rendre compte du Juif errant, d’Eugène Sue, roman long (1600 pages dans l’édition que nous lisons actuellement) et foisonnant, nous décidons donc d’en faire une critique-feuilleton, découpée en plusieurs épisodes qui paraîtront à intervalles plus ou moins réguliers, au fil de la lecture. Dans ce quatrième épisode, nous aurons toujours un complot jésuite et un héritage, mais aussi de belles utopies.

Quatrième épisode.

Attention, cet épisode contiendra des révélations (divulgâchages) sur les épisodes précédents.

Nous voilà donc après le 13 février, date donnée comme le terminus potentiel de l’action, et dont la description constitue un des sommets du roman. Mais voilà : la somme faramineuse de l’héritage est dévoilée, le complot est connu, et la date fatidique est repoussée de plusieurs mois, jusque début juin. Nous sommes alors pile à la moitié du roman. Comment faire rebondir l’action pour occuper les 800 pages restantes ?
Le procédé est finalement simple : on fait la même chose, mais un peu différemment. L’idée principale consiste à changer le méchant. L’abbé d’Aigrigny est écarté pour incompétence et remplacé par celui qui était alors son « secrétaire », le très ambitieux et très sombre M. Rodin. Et puisque le complot visant les héritiers de la famille Rennepont est dévoilé, il va s’agir désormais de les écarter de la succession sans en avoir l’air ; mieux : de les mener dans un tel état psychologique et moral qu’ils n’y songeront même plus, ou n’en voudront plus.
Partant de ce principe, Rodin va se faire accepter comme l’ami de ses victimes : il libère Adrienne de sa chambre à l’hospice, il libère les jumelles de leur couvent, il dénonce publiquement les méfaits de l’abbé d’Aigrigny, etc. En bref, il devient l’homme providentiel, celui qui va gagner la confiance des protagonistes, etc. Ce qui ne l’empêchera pas d’agir dans l’ombre : il place des hommes et des femmes à sa botte auprès des victimes, il déclenche des incidents (voire des incendies), mais tout en ayant l’air de déplorer tout cela et en se proposant pour aider les personnages et leur donner de bons conseils. En bref, le bon Samaritain par excellence.
Une seule personne se doutera de tout ce qui se manigance, et l’un des intérêts de cette seconde moitié de roman consiste à savoir ce qui va lui arriver.

Plus que jamais, Rodin est présenté comme celui qui dévoie la religion à des fins personnelles. Ses ambitieux ne sont pas cachées : il veut devenir pape, rien de moins. Le tout pour imposer une vision rigoriste et inhumaine du christianisme, mais aussi employer la fortune de cet héritage afin de s’assurer la domination sur le pouvoir séculier en France (n’hésitant pas à prévoir de renverser ce pouvoir qu’il juge immoral). Tout au long de cette seconde moitié du roman, Rodin va développer toute une philosophie, attribuée par Sue à l’ensemble de la Compagnie de Jésus, qui rejette la liberté individuelle au nom d’une soumission à l’ordre moral et ecclésiastique. Les « méchants » jésuites veulent transformer leurs adeptes en « cadavres », en marionnettes ne pouvant qu’accepter docilement et mécaniquement d’être dominés corps et âme.
Face à cela, Eugène Sue fait développer, par plusieurs de ses personnages, une philosophie de l’humanisme, de la bonté, de la charité. Ce qui est intéressant, une fois de plus, c’est que cette philosophie de la générosité, la liberté et la tolérance est acceptée aussi bien par des laïcs que par des religieux, par des athées et par des fidèles pratiquants. On trouve deux exemples de ces utopies au fil du roman.
D’abord, un des héritiers présomptifs, François Hardy, dirige un atelier qu’il transforme en lieu de vie pour ses ouvriers. Au milieu de ce XIXème siècle où les conditions de vie et de travail des ouvriers étaient aussi pénibles, M. Hardy bâtit autour de son atelier tout un lieu où les ouvriers et leurs familles vivent en communauté. Habitation, cantine commune, école pour les enfants, lieu de partage du travail, tout y est fait pour le bien-être qui, finalement, est indispensable à la production d’un travail de qualité. Sue, dans un de ses commentaires qui ponctuent l’oeuvre, précise :

« Entreprendre une chose belle, utile et grande ; douer un nombre considérable de créatures humaines d’un bien-être idéal, si on le compare au sort affreux, presque homicide, auquel elles sont presque toujours condamnées ; les instruire, les relever à leurs propres yeux ; leur faire préférer aux grossiers plaisirs du cabaret, ou plutôt à ces étourdissements funestes que ces malheureux y cherchent fatalement pour échapper à la conscience de leur déplorable destinée ; leur faire préférer à cela les plaisirs de l’intelligence, le délassement des arts ; moraliser, en un mot, l’homme par le bonheur ; enfin, grâce à une généreuse initiative, à un exemple d’une pratique facile, prendre place parmi les bienfaiteurs de l’humanité, et faire en même temps, pour ainsi dire forcément une excellente affaire… ceci paraît fabuleux. » (Partie 14, chapitre 2)

Un autre exemple de ces projets désirés par Sue, et dont le but est de faire le bien de l’humanité, se trouve dans le testament de l’ancêtre des protagonistes, celui qui est à l’origine de l’héritage. Cet homme voulait que cette somme considérable soit employée à fonder une organisation de charité qui ferait le bien autour d’elle. Le but est de contrecarrer l’influence néfaste des jésuites, qui cherchent à détruire la liberté et la volonté des gens ; pour cela, M. de Rennepont veut une association qui favorise le bien-être, la liberté, l’éducation, en un mot l’émancipation des individus :

« Si une association perverse, fondée sur la dégradation humaine, sur la crainte, sur le despotisme, et poursuivie de la malédiction des peuples, a traversé les siècles et souvent dominé le monde par la terreur… que serait-ce d’une association qui, procédant de la fraternité, de l’amour évangélique, aurait pour but d’affranchir l’homme et la femme de tout dégradant servage ; de convier au bonheur d’ici-bas ceux qui n’ont connu de la vie que des douleurs et la misère ; de glorifier et d’enrichir le travail nourricier ; d’éclairer ceux que l’ignorance déprave, de favoriser la libre expansion de toutes les passions que Dieu, dans sa sagesse infinie, dans son inépuisable bonté, a départies à l’homme comme autant de leviers puissants ; de sanctifier tout ce qui vient de Dieu… l’amour comme la maternité, la force comme l’intelligence, la beauté comme le génie ; de rendre enfin les hommes véritablement religieux et profondément reconnaissants envers le Créateur, en leur donnant l’intelligence des splendeurs de la nature et de leur part méritée des trésors dont il nous comble ? » (Partie 11, chapitre 8)

Honnêtement, il est difficile de relancer l’action et l’intérêt des lecteurs après le sommet de tension dramatique, de suspense et de retournements de situation qu’a constitué la partie précédente. L’action se traîne un peu, d’autant plus que l’on a du mal à voir où veut en venir réellement Rodin. De plus, on n’échappe pas à un sentiment de répétition : la première moitié était consacrée à un complot qui a grandi et a abouti à ce 13 février ; et maintenant, on a l’impression de se retrouver dans une situation identique, avec une date butoir repoussée au 1er juin et un maître du jeu plus pervers, plus retors. Il faut un certain nombre de pages pour que l’intérêt revienne.

À suivre, dans un ultime épisode consacré à la fin du roman et à une impression d’ensemble sur celui-ci…