Le scénariste et dessinateur italien Milo Manara n’est pas un inconnu en ce qui concerne les représentations féminines. Il fait en effet partie des figures de proue de la bande dessinée à caractère érotique. Passion Femmes rassemble une collection de dessins, neufs comme anciens, qu’il a destinés tant à la bande dessinée qu’à la publicité ou à la presse.
Un homme peut-il immortaliser une femme dénudée, ou figée dans une position lascive, sans pour autant l’objetiser ? Les discussions souvent tranchées sur le male gaze ou l’exploitation commerciale/artistique du corps féminin n’ont cessé, ces dernières années, de nourrir le débat. À ce petit jeu, Passion Femmes, de Milo Manara, risque de déplaire aux tenants de la scopophilie freudienne. Le neurologue autrichien, par ailleurs fondateur de la psychanalyse, définissait ce concept, aussi appelé pulsion scopique, comme le plaisir procuré par le fait de posséder l’autre par le regard. Milo Manara appréhende toutefois ses dessins selon d’autres critères : il sacralise la séduction et l’érotisme, qu’il lie inextricablement au pouvoir de la femme. Ainsi, l’attrait des publicitaires pour le corps féminin doit selon lui avant tout se concevoir comme un témoignage de l’emprise des femmes. Représenter ces dernières comme une source de désirs et de fantasmes, voire comme des sujets sexuellement actifs, reviendrait à les réhabiliter dans une forme de grandeur et à faire montre de l’attraction puissante qu’elles exercent sur les hommes.
La première prise de pouvoir de Passion Femmes a lieu dès la couverture : L’Homme de Vitruve de Léonard de Vinci est remplacé par une femme. Ce n’est pas seulement une conquête artistique, c’est aussi, partant de l’imaginaire vincien, le placement du féminin au centre de l’Univers. De la même manière, les dernières pages de l’ouvrage, d’une actualité brûlante, présentent des héroïnes en action, des working girls masquées, des femmes participant à la bonne marche de la société, loin du foyer où certains voudraient les assigner. Mais cet appendice né de la pandémie que nous vivons actuellement ne dit rien sur les quelque 300 pages qui le précèdent. C’est un regard passionné et vivifiant que Milo Manara pose sur les femmes. En couleurs ou en noir et blanc, au crayon ou à la gouache, esquissée ou élaborée, en osmose avec la nature ou alliée au consumérisme, diminuée ou exacerbée (le gigantisme féminin de certaines représentations, les soumises/dominatrices sises parfois dans les mêmes dessins), la femme de Manara apparaît toujours sculpturale, idéalisée et ardente. Les photographes essentiellement masculins faisant crépiter leurs flashs en double page (132-133) devant une femme en sous-vêtements ne sont-ils pas le reflet métaphorique des lecteurs/spectateurs que nous sommes ? Intrigué, absorbé par les formes féminines, l’homme peut-il soustraire son « objectif », c’est-à-dire son regard, des créatures séduisantes de Manara ?
L’artiste italien est un homme de motifs. Au même titre d’ailleurs que François Truffaut, autre admirateur inconditionnel du corps féminin. Tous deux ont un même penchant pour les jambes des femmes, mais aussi leur bouche ou leurs yeux. Milo Manara associe volontiers les femmes qu’il dessine à toutes sortes d’objets récurrents : les voitures, les vélos, le vin, l’eau… Il les représente dans leur diversité, ethnique et situationnelle, réelles (les stars) ou imagées, menaçantes, épanouies, en apesanteur, aguicheuses, provocantes, combattives… Il n’hésite pas à revisiter Eugène Delacroix, à manier les symboles, notamment politiques, ou à proposer des dessins plus sulfureux ou interpellants. Il en va notamment ainsi de cette femme tenant une bouteille de bière comme s’il s’agissait d’un pénis, et laissant s’écouler le breuvage dans la bouche d’un homme couché sous elle. C’est aussi le cas lorsque l’artiste italien associe des objets typiques de la masculinité (les urinoirs par exemple) aux femmes. Enfin, conformément à sa réputation de maître de la BD érotique, Milo Manara propose une panoplie de dessins à caractère ouvertement sexuel, où les femmes se caressent et se masturbent, et où le lesbianisme va régulièrement poindre. Passion Femmes, dont on ne peut que saluer les qualités graphiques et l’audace des dessins, s’apparente in fine à une authentique ode à la féminité.
Passion Femmes, Milo Manara
Glénat, décembre 2020, 320 pages