Les éditions CNRS publient Chroniques de l’Europe, un ouvrage collectif radiographiant 124 dates-événements ayant façonné, chacune à leur façon, le vieux continent. L’ouvrage est porteur d’un regard pluridisciplinaire, original et décentré.
L’histoire politique complexe de l’Europe nous a été contée par Alessandro Giacone et Bino Olivi, son exploration géographique et cartographique a fait l’objet d’un ouvrage de Pierre-Alexandre Mounier et Frank Tétart, ses grands textes, oraux ou écrits, officiels comme séminaux, ont été compilés sous la direction de Juliette Charbonneaux. Aujourd’hui, Sonia Bledniak, Isabelle Matamoros ou encore Fabrice Virgili se lancent dans une autre entreprise de déconstruction : ils chapeautent un ouvrage collectif permettant à des spécialistes de tous horizons de revenir sur 124 dates ayant une résonance particulière à l’échelle du vieux continent. Couvrant une période allant de 1405 à 2020, ces dates et les événements y étant associés constituent une tentative inédite et décentrée de prendre langue avec l’Europe : à travers la cuisine, l’art, la sorcellerie, la politique, le droit, l’économie ou encore le sport, les auteurs reviennent sur ce qui fait lien – et sens – dans la construction politique et culturelle du continent. Cela passant par quelques grands événements incontournables (le code civil de Napoléon Bonaparte, le marché unique…) et des faits moins commentés et plus inattendus (l’éruption du Vésuve, l’épidémie de peste de la fin du XIXe siècle…). Chaque date-événement est décliné dans l’ouvrage à travers une double page ; les auteurs en restituent l’influence à travers le temps et l’espace. Et ces derniers précisent d’emblée : « L’ouvrage peut se lire dans l’ordre continu de la succession des dates ou de façon buissonnière, au gré des envies, des découvertes ou du hasard. »
Avant d’identifier ce qui a cimenté les Européens, il faut d’abord revenir aux origines de ce vocable. C’est l’évêque et futur pape Enea Silvio Piccolomini qui a désigné sous ce terme les populations partageant une même foi (le christianisme), un même espace (le vieux continent) et un même héritage culturel (celui de l’Antiquité gréco-romaine). Effrayé par la percée de l’Empire ottoman dans les Balkans et par la destruction des bibliothèques byzantines, il s’est fait l’apôtre d’une union des peuples européens, notamment sous l’égide de l’empereur germanique Frédéric III, afin de contrer les envahisseurs. Ces dernières années, deux choses ont préoccupé les Européens d’Enea Silvio Piccolomini : la crise des dettes souveraines et la pandémie de covid-19. En parcourant Chroniques de l’Europe, on perçoit la persistance de ces questions à travers le temps. Dans les années 1530 déjà, une grande crue des taxes visant à financer les guerres du roi d’Espagne a entraîné des vagues de protestation et abouti à la condamnation à mort d’un vieil échevin gantois, Pyn. Il faut dire que dans les régiments soldés, le moindre retard de paiement était une invitation à la mutinerie. Quelques siècles plus tard, ce sont les questions de santé qui ont agité le vieux continent et marqué l’avènement de l’Europe de l’hygiène et du progrès scientifique. En 1899, Porto est encerclé par un cordon sanitaire militaire en raison d’une épidémie de peste. Une commission internationale réunit alors des bactériologistes de premier plan venus de toute l’Europe. Cet événement demeure le témoin précoce des besoins de solidarité et de coopération internationale en matière de santé publique.
Dans leur essai intitulé Le Défi du monde, Claude Allègre et Denis Jeambar évoquent une psychologie-monde née de la médiatisation internationale de certains événements. La Vésuve pop d’Andy Warhol s’inscrit ainsi, dans Chroniques de l’Europe, en écho à une éruption dramatique ayant fait 10 000 victimes en 1631. Alors que depuis le Moyen-Âge le Vésuve était endormi, et malgré des signes avant-coureurs tels que des séismes, des soulèvements anormaux du sol ou le surgissement soudain d’une nouvelle colline, personne ne pouvait alors imaginer que la montagne jusque-là paisible et verdoyante bordant la baie de Naples allait bientôt recracher des tonnes de lave et provoquer un désastre d’une telle ampleur. La tragédie a suscité la curiosité et l’empathie à travers l’Europe. Les sédiments de la culture européenne font l’objet de plusieurs dates-événements : les robinsonnades inspirées de l’auteur britannique Daniel Defoe se répandent comme une traînée de poudre au XVIIIe siècle ; le néoréalisme italien, dont Le Voleur de bicyclette de Vittorio De Sica est érigé en ambassadeur, inspire la Nouvelle vague française, mais aussi le renouveau des cinémas polonais ou tchèque dans les années 1950-1960 (réflexion d’ailleurs prolongée par l’évocation de Rosetta ou Moi, Daniel Blake) ; l’intérêt pour les langues vernaculaires, bien connu dans les milieux nationalistes catalans ou flamands, se confirme avec l’énonciation de divisions anciennes dans les pays régis par les Habsbourg, ainsi que les tensions apparues jadis autour de la langue slovaque.
S’il nous est impossible de condenser ici la pluralité des événements traités dans ces Chroniques de l’Europe, on peut cependant en survoler quelques-uns : le combat de Cesare Beccaria pour l’édification de corpus juridiques mettant fin à l’arbitraire, en faveur de la proportionnalité des délits et des peines et visant à instaurer une justice séculière soucieuse de « corriger » et réinsérer les criminels (le tout annonçant les futurs courants abolitionnistes) ; la proposition avant-gardiste de Robert Owen, un Écossais propriétaire d’une filature de coton, datant de 1817 et reposant sur la scission de la journée de travail en trois parts égales (huit heures de loisirs, huit heures de repos, huit heures de travail) ; la codification du droit civil sous Napoléon Bonaparte, qui s’est diffusée ensuite à travers l’Europe, en Belgique, aux Pays-Bas, en Suisse, en Italie ou encore en Allemagne ; le traité de Lausanne du 24 juillet 1923, incluant des conventions d’échange de populations entre la Grèce et la Turquie et consacrant la reconnaissance internationale de la République turque ; l’exil londonien des représentants des gouvernements élus en 1941 ; ou encore l’Acte unique européen de 1986, promulguant le marché unique et supprimant les contrôles chronophages aux frontières (et qui aboutira à terme au Brexit). La lecture de ces brèves mais passionnantes Chroniques de l’Europe est un plaidoyer en faveur du partage, de l’ouverture et de la coopération : bien que critiques (par exemple sur la gestion de la crise migratoire), elles témoignent des liens anciens, sans cesse consolidés, qui unissent les nations du vieux continent.
Chroniques de l’Europe, ouvrage collectif
CNRS Éditions, janvier 2022, 272 pages