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Film/Notfilm : Beckett, Keaton et l’ombre d’eux-mêmes

Serge Théloma Rédacteur LeMagduCiné

En 1965, l’écrivain Samuel Beckett s’associe avec son ami le réalisateur Alan Schneider pour réaliser un court-métrage expérimental intitulé tout simplement Film, qui sera son unique œuvre du 7ème art. Le rôle principal, celui d’un homme poursuivi par son ombre, est confié à Buster Keaton, sorti de sa retraite pour l’occasion.  Carlotta propose ici une réédition en Blu-ray de cet ovni cinématographique, accompagnée d’un remarquable documentaire de Ross Lipman, intitulé Notfilm.

Eye and I

Le scénario de Film  est pour le moins étrange. 22 minutes durant, nous suivons un personnage masqué, toujours présenté de dos, qui s’emploie à fuir le regard du spectateur. Samuel Beckett, s’il était profane en matière de cinéma, n’en avait pas moins réfléchi à la question de la représentation cinématographique. Son idée initiale consistait à illustrer par l’absurde la thèse du philosophe irlandais George Bekeley pour lequel tout individu existe essentiellement par la perception : « être c’est être perçu ou percevoir ». Dans Film, il y a ainsi ce personnage central qui tente de disparaitre aussi bien en tant que sujet observant qu’objet perçu. Mais son projet d’imperceptibilité achoppe face à l’œil incontournable de la caméra. Et pour cause, nous sommes dans un film ! Ainsi le double point de vue, du personnage d’une part et de la caméra subjective d’autre part, s’impose-t-il dans une mise en scène complexe et déroutante. Le documentaire de Ross Lipman Notfilm, proposé par Carlotta en complément du film de Beckett raconte dans les grandes largeurs et de façon passionnante toutes les difficultés que rencontra l’équipe de tournage pour concrétiser le projet théorique de l’écrivain.

Voyage en absurdie

Les associés Beckett/Schneider optent pour un dispositif scénique qui rappelle l’univers du dramaturge. Un noir et blanc austère magnifié par la photographie de Boris Kaufmann, un décor très beckettien, réduit au minimum et consistant en une chambre presque vide occupée par quelques animaux (un chat, un chien, une perruche et un poisson) et une poignée d’objets renvoyant à l’idée de perception : un miroir, une fenêtre, quelques photographies et une icône religieuse. Enfin, un nihilisme radical sur le fond qui fait écho à plusieurs textes de l’écrivain irlandais tels Molloy ou Malone meurt.

Comme dans les pièces de Beckett, le non-sens interpelle le spectateur : qu’est-ce que l’homme fuit ainsi ? Qui incarne le point de vue de la caméra ? On imagine volontiers qu’il puisse s’agir de la mort ou du moins de l’angoisse de celle-ci, ce que les premières scènes tendraient à suggérer (la vieille dame dans l’escalier) mais cela pourrait tout aussi bien figurer l’impossibilité d’échapper à la conscience de soi face au vieillissement, question qui taraudait également l’auteur de Oh les beaux jours.

Keaton/Beckett, une histoire de dédoublement

De fait, c’est à Buster Keaton, la star déchue du cinéma muet que Beckett confie le rôle de ce personnage asocial et mutique poursuivi par l’ombre de lui-même. C’est toute l’ironie du film : l’acteur qu’une caméra suivait jusque dans les plus incroyables cascades endosse à présent le rôle de celui qui veut échapper à son regard. L’homme des gags et du contre-pied se retrouve prisonnier d’un dispositif qui le contraint fortement tant dans ses déplacements que dans son expressivité (il ne devait jamais regarder vers la caméra ni montrer son visage).

Mais Keaton, même s’il affirma n’avoir rien compris au projet de Beckett, compte de nombreux points communs avec l’écrivain qui font de leur association un véritable miracle.  L’homme qui ne souriait jamais partageait avec Beckett un besoin de se confronter à l’absurdité du monde. Chacun à sa manière, le clown triste intrépide et le poète de l’absurde ont incarné deux faces d’un même personnage, devant l’inanité de la condition humaine. Et leur rencontre, aussi chaotique fut-elle, ne pouvait donner lieu qu’à un chef d’oeuvre d’étrangeté.

Une curiosité à découvrir.

Fiche technique : FILM

  • Sortie vidéo : 16 octobre 2019
  • Format / Produit : Blu-ray et DVD
  • Réalisation : Alan Schneider, Samuel Beckett
  • Avec : Buster Keaton, Nell Harrison, James Karen, Susan Reed
  • Scénario : Samuel Beckett
  • Production : Barney Rosset
  • Photographie : Boris Kaufman
  • Montage : Sidney Meyers
  • Décors : Burr Smidt
  • Édition vidéo : Carlotta Films
  • Durée : 22 minutes
  • Sortie initiale : 1965

Fiche technique : Notfilm

  • Sortie vidéo : 16 octobre 2019
  • Format / Produit : Blu-ray et DVD
  • Réalisation : Ross Lipman
  • Avec : Kevin Brownlow, Judith Douw, S. E. Gontarski, James Karen, Buster Keaton, James Knowlson, Leonard Maltin, Mark Nixon, Barney Rosset, Steve Schapiro, Jean Schneider, Jeannette Seaver, Haskell Wexler, Billie Whitelaw
  • Avec les voix de : Samuel Beckett, Boris Kaufman et Alan Schneider
  • Scénario : Ross Lipman
  • Production : Amy Heller, Dennis Doros
  • Montage : Ross Lipman
  • Musique : Mihály Víg
  • Édition vidéo :  Carlotta Films
  • Tarif : 19,99 €
  • Durée : 128 minutes
  • Sortie initiale : 17 octobre 2015

Synopsis : Notfilm est le récit d’une collaboration aussi séduisante que périlleuse : celle du dramaturge et romancier Samuel Beckett avec la légende du cinéma muet Buster Keaton sur Film, court-métrage muet et avant-gardiste tourné à New York durant l’été 1965, aux côtés du réalisateur Alan Schneider, de l’éditeur et producteur Barney Rosset et du directeur de la photographie Boris Kaufman. Véritable ovni cinématographique, fruit de l’association improbable entre deux grands artistes du XXe siècle, Film fascine autant qu’il déroute ses spectateurs. Notfilm, le documentaire de Ross Lipman retrace l’histoire de cette œuvre hors norme, et questionne ce que le cinéma peut nous apprendre de l’expérience humaine et de la création…

UN FILM DE SAMUEL BECKETT UN FILM-ESSAI DE ROSS LIPMAN

POUR LA 1RE FOIS EN ÉDITIONS BLU-RAY DISC™ ET DVD LE 16 OCTOBRE 2019 chez Carlotta Films

Suppléments inédits Blu-ray :

Une scène perdue (6 minutes)
Prises du chien et du chat (8 minutes)
Et si on avait les yeux fermés ? (enregistrements sonores de Samuel Beckett, Alan Schneider, Boris Kaufman et Burr Smidt, 7 minutes)
Buster Keaton et Film : conversation avec James Karen (42 minutes)
Souvenirs de Samuel Beckett : une après-midi avec James Knowlson (8 minutes)
Jean Schneider se souvient d’Alan Schneider (11 minutes)
Jeannette Seaver à propos de Beckett et Godot (4 minutes)
Photographier Film Photographier Beckett, conversation avec Steve Schapiro et I.C. Rapoport (7 minutes)
Trois galeries photos et la bande originale de NotFilm composée par Mihàly Vi

A propos de l’édition rééditée par Carlotta : Masters haute définition. 1080/23.98. Encodage AVC. Format 1.33 respecté. Suppléments : Scènes perdues (scènes de rue et scènes chien et chat) ; conversation avec James Karen ; Souvenirs de Samuel Beckett ; Photographier Film.

Le coffret comporte deux films. Le court-métrage de Beckett/Schneider (22 minutes) et le film documentaire de Ross Lipman sur Film (128 minutes).

Trailer : Not Film

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