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Une affaire de femmes, de Claude Chabrol : la bassesse est indifférente aux sexes

Sorti en salles en 1988, Une affaire de femmes est une réussite majeure dans la carrière féconde de Claude Chabrol. Il y offre un rôle de premier choix à Isabelle Huppert, dans le cadre d’un film à la fois radical et violemment critique. Portrait d’une femme qui ne recule devant rien pour échapper à sa condition féminine étriquée, rattrapée par un régime aux abois, l’œuvre évite soigneusement le militantisme aveugle grâce à son intelligence et ses portraits nuancés. Egalité des sexes au sein d’une même médiocrité humaine, c’est la conclusion qu’on peut tirer d’un film qui assume son point de vue pessimiste et tranché !

Metteur en scène extrêmement prolixe, Claude Chabrol réalisa près d’un film par an entre la fin des années 50 et sa mort, intervenue en 2010 à l’âge de 80 ans. Est-ce cette boulimie effrénée, ou simplement son incroyable énergie et ses nombreux centres d’intérêt, qui expliquent la difficulté à définir son cinéma ? Avouez qu’entre ses premiers pas comme membre éminent de la Nouvelle Vague (Le Beau Serge, Les Cousins, etc.) et le style populaire et multi-facettes de ses dernières années, en passant par ses adaptations littéraires (Simenon, de Beauvoir, Flaubert ou Highsmith, parmi d’autres), ses portraits de monstres et ses nombreux thrillers et films (comédies ou non) policiers, il y a de quoi en perdre son latin. Revendiquant comme seule étiquette celle de cinéaste « populaire », Chabrol a toujours suivi son instinct et ses envies, et il avait des goûts larges.

Une affaire de femmes signe sa deuxième collaboration (sur sept au total, en comptant une fiction pour la télévision) avec Isabelle Huppert, dix ans après Violette Nozière. Ce dernier film représente un jalon majeur dans la carrière de la comédienne, dont la prestation récompensée au festival de Cannes la fit remarquer par bon nombre de grands cinéastes. C’est un nouveau rôle fort que lui offre Claude Chabrol en 1988, celle de Marie Latour, une mère de famille qui, sous le régime de Vichy, évolue progressivement d’une femme banale, pas très jolie et à l’existence sans relief, à une faiseuse d’anges et une femme adultère qui loue des chambres de passe à des prostituées, avant de finir à l’échafaud. Le film est l’adaptation du livre du même nom écrit par le célèbre avocat Francis Szpiner, dont le récit s’inspire de l’histoire vraie de Marie-Louise Giraud, guillotinée pour l’exemple en 1943 pour avoir pratiqué 27 avortements illégaux dans la région de Cherbourg. Elle fut une des dernières femmes à être guillotinées en France, et la seule à l’avoir été pour ce motif. De ce fait divers passé inaperçu dans le chaos de la guerre, Chabrol va tirer une fiction qui traite de plusieurs sujets complexes, et lui appliquer une vision qui, tout en évitant le militantisme qui n’est pas dans ses habitudes, n’en est pas moins extrêmement incisive, voire radicale.

Une héroïne bovaryste

Comme son titre l’indique, l’œuvre est une « affaire de femmes », ce qui, dans le chef de Chabrol, n’a rien de surprenant puisque le réalisateur français a donné vie à une pléthore de personnages féminins marquants. D’ailleurs, lorsqu’on songe à sa filmographie, ce sont ses actrices fétiches qui nous viennent à l’esprit en premier : Stéphane Audran, Isabelle Huppert, Sandrine Bonnaire, Bernadette Lafont, etc.

Alors qu’aujourd’hui, le féminisme se vautre si souvent dans ses contradictions et une hystérie aveugle, qu’il est passionnant de revoir ce vrai film « féministe » porté par une protagoniste aussi ambiguë que passionnante ! Marie Latour semble d’abord être une femme de son époque, comme tant d’autres, une femme résignée et malheureuse, pour qui la subsistance de ses enfants est la mission naturelle, l’horizon indépassable. On constate pourtant rapidement chez elle une volonté d’émancipation : refusant de subir la morosité ambiante, elle se rend parfois au café pour s’amuser, buvant un verre et dansant avec une amie sous les regards masculins amorphes. Le sentiment d’affranchissement prend de l’ampleur lorsqu’elle répond à l’appel d’une voisine et réussit à pratiquer sur elle un avortement illégal. Peu après, lorsque son mari Paul (François Cluzet), prisonnier de guerre, réapparaît soudain, Marie n’éprouve ni surprise, ni joie, ni compassion. Se refusant à lui, elle va alors profiter de cet homme terne et affaibli pour se substituer à lui comme membre dominant du couple et vivre à fond son émancipation. Alors que Paul tourne en rond et traîne ses airs de chien battu, c’est Marie qui prend en charge la subsistance de sa famille en devenant faiseuse d’anges, se faisant rétribuer pour des avortements pratiqués notamment sur des femmes ayant couché avec l’occupant alors que leur mari est prisonnier de guerre ou a été envoyé travailler en Allemagne dans le cadre du STO. Grisée par le sentiment de liberté, elle prend de plus en plus de risques, libérant une chambre pour les passes de son amie Lucie (Marie Trintignant) et ne cachant pas le moins du monde son aventure avec le jeune collabo Lucien (Nils Tavernier), avant que l’aventure ne s’arrête brutalement.

Le bouleversement des identités sexuelles

A travers le destin de Marie, c’est un tournant important dans l’histoire des relations hommes-femmes qu’explore Claude Chabrol, qui s’est souvent intéressé au sujet. Les sociologues nous ont appris que, sur le long chemin de l’émancipation féminine en France, qui culmina lors des événements de mai 68 et ses lendemains, la Seconde Guerre mondiale fut une étape cruciale. L’importance de cette période est évidemment symbolisée par le droit de vote des femmes, octroyé en avril 1944 par le général de Gaulle. La guerre, longtemps réservée aux seuls hommes, a historiquement renforcé les identités sexuelles, revigorant le rôle masculin du protecteur, du patriote et du citoyen. La fonction combattante est le sommet de la virilité, une réalité d’ailleurs institutionnalisée depuis l’Empire romain jusqu’aux guerres révolutionnaires, puisque n’était conférée la citoyenneté qu’aux hommes accomplissant le service armé.

L’avènement des guerres modernes et industrielles du XXe siècle va complètement détruire la mythologie héroïque de la guerre. L’expérience du feu, la brutalité des combats, la mort rendue impersonnelle par la masse altèrent les stéréotypes, les hommes rentrant du front traumatisés et brisés, aussi bien physiquement que psychologiquement. Le champ de bataille n’est plus le lieu de l’accomplissement de l’identité masculine, mais un espace de déshumanisation qui révèle faiblesses et lâchetés. En France, après la défaite de 1870 et malgré la victoire en 1918 (au prix d’une abominable saignée), 1940 est l’aboutissement du processus. Aux traumatismes guerriers succède un mal pire encore : l’humiliation de la défaite et de l’occupation. La longue absence des hommes, d’abord enfermés dans des camps de prisonniers de guerre puis mobilisés par le STO, donne aux femmes une place inédite. Celle-ci se confirme au retour des hommes, parfois traumatisés, souvent abattus et humiliés, dominés par la « nouvelle race de guerriers » qui a vaincu en six semaines l’armée française considérée comme la plus puissante au monde à peine vingt ans plus tôt… Dans ce climat d’orgueil piétiné, de frustration et de souffrance, il n’est pas étonnant que le discours pétainiste se soit très vite attaché à célébrer les valeurs viriles et morales, gages d’une renaissance masculine – et donc nationale.

Loin des discours sociologiques, Une affaire de femmes illustre à merveille cette période de chamboulements profonds. François Cluzet interprète avec justesse un homme à l’aura désormais éteinte, qui a perdu sa confiance en soi et son énergie virile. Démobilisé dans tous les sens du terme, il n’arrive pas à trouver sa place dans ce « nouveau monde ». Il passe sa journée à faire de petits collages puérils, et c’est son épouse qui finit par lui trouver un emploi via son amant. Il est incapable de séduire Marie qui doit désormais nettoyer ses sous-vêtements souillés, résultat d’un traumatisme de guerre et symbole d’une humiliation insupportable. Ce sombre tableau ne concerne pas uniquement Paul Latour, d’ailleurs. Dans le film, les femmes prennent les choses en main, utilisant leur corps s’il le faut, mais refusant de subir le sort de leur pays et de leurs hommes apathiques. Les avortements représentent, crument et cruellement, une forme de liberté. Celle de l’usage de leur corps, offert à des amants parfois allemands, mais aussi celle de refuser le destin d’enfanter. On trouve dans le film des dialogues extrêmement durs, notamment celle de cette femme qui vient consulter Marie pour un avortement et qui avoue que, de ses six enfants, elle « n’en aime aucun, pas même le premier ». Elle finira par se suicider pour ne pas devoir subir une nouvelle grossesse… Lorsqu’on ose avouer la haine de sa progéniture, imaginez l’avilissement qu’on fera subir à son mari !

Une héroïne égoïste

Une affaire de femmes est donc un film à la noirceur parfois radicale, Chabrol osant lever bien des tabous. Le propos est d’autant plus sombre que le cinéaste, fort intelligemment, ne cède aucunement au manichéisme en se livrant à un jeu de massacre au seul profit des femmes. Au fil du récit, le point de vue se rééquilibre et se nuance, et le cinéaste de décrire non plus seulement le déclassement masculin, mais une corruption morale qui n’épargne personne en ces temps troublés. Si, en effet, la molle résignation vaguement teintée d’un simulacre d’autorité de Paul Latour n’attire pas vraiment notre sympathie au début, quelle est la dignité de Marie qui, afin de s’affranchir, n’hésite pas à rabaisser un homme déjà à terre ? Le spectateur se rend bien vite compte que le combat de Marie n’est « féministe » qu’à nos yeux d’une autre génération. En réalité, elle ne se bat que pour elle-même, faisant fi de toute moralité. Les femmes qu’elle aide ne sont aucunement considérées comme des sœurs d’infortune, mais comme une source d’enrichissement qui alimente sa cupidité sans limite. Marie n’éprouve de respect envers personne, y compris elle-même : si en couchant avec Lucien elle cède à un homme qui a conservé sa pleine virilité, il s’agit aussi d’un individu vulgaire, méprisant et sans foi ni loi, qui symbolise ce monde dominé par la gent masculine qu’elle paraissait vouloir fuir. Lorsqu’on lui présente les orphelins d’une femme qui n’a pas survécu à l’avortement clandestin qu’elle a pratiqué, le malaise qu’elle éprouve ne se mue guère en honte, encore moins en une remise en question. Marie est une femme-enfant dont le seul centre d’intérêt, outre le confort matériel, est le chant. Elle se rêve ainsi en cantatrice… alors qu’elle chante comme une casserole.

L’émancipation de Marie prend la forme d’une fuite en avant hédoniste, presque nihiliste, qui ne s’embarrasse guère de considération envers autrui, y compris les siens. Ainsi, elle n’hésite pas à demander à sa bonne de coucher avec son mari, et elle laisse ses enfants être les témoins de ses activités illicites et de sa relation extra-conjugale. Chabrol confère une épaisseur passionnante à son personnage en ne cachant rien ni de ses contradictions, ni de son aveuglement égoïste. Ironiquement, c’est son mari cocu et dépourvu d’orgueil qui finira par lui dire ses quatre vérités (quand Marie lui dit sottement qu’elle est « pour la Résistance », il explose enfin et lui rétorque « mais t’es pour rien, ma pauv’ fille, t’es juste contre moi ! »), avant de la dénoncer aux autorités par une lettre anonyme. Cette trahison, que Marie a provoquée par son attitude, scelle son sort.

Aboutissement amer

Alors qu’il a égratigné son héroïne après l’avoir rendue initialement sympathique, Chabrol ouvre un troisième acte (les dernières vingt minutes de métrage) à la tonalité inattendue, qui rebat à nouveau les cartes. Alors que Marie, sincèrement dépassée par les événements, croupit en prison, elle suscite à nouveau notre empathie, voire notre pitié. Toutefois, ce n’est plus l’homme que le cinéaste pointe du doigt, mais le système. Si l’ensemble du film n’est pas tendre envers le régime de Vichy, le ton se durcit nettement dans son épilogue. Alors que l’on vient d’observer la petitesse d’esprit de Marie Latour, le film prend de la hauteur. On découvre que cette femme n’est en réalité qu’un minuscule rouage, pathétique lorsqu’elle dit rêver de devenir chanteuse, au sein d’un régime de traîtres et d’hypocrites. Si la condamnation à mort de Marie est maintenue par un juge inflexible, il ne s’agit là que d’une décision politique rendue par une justice aux ordres d’une idéologie rigide. « Travail, Famille, Patrie » : la devise officielle de la Révolution nationale résume les trois piliers censés assurer la régénérescence de la nation française. Alors que les naissances sont en berne dans le contexte d’une France vaincue, morose et défaitiste, Marie est coupable d’avoir ôté la vie à de futurs enfants de la patrie, donc d’avoir agi contre son pays.

Ce n’est plus la fuite en avant de son héroïne que montre Chabrol, mais celle d’un régime collaborationniste. Un régime représenté dans le film par des individus lâches, hypocrites, au cynisme lucide. Ainsi les deux avocats sont pleinement conscients d’être les complices du système. Lorsque l’un d’eux jette un regard vers deux soldats allemands au loin, il demande « tu crois que c’est à cause d’eux ? », ce à quoi son collègue répond : « C’est leur alibi. En fait, ils se vengent. De leur lâcheté. La leur… la mienne… la tienne. La France est devenue une gigantesque basse-cour. » Procès implacable, peut-être pas tant de la France pétainiste, finalement, mais surtout d’un état d’esprit minable dans une époque tragique.

Si personne n’est à sauver, au moins Marie n’accepte-t-elle ni son sort ni de s’aligner aveuglément sur l’ordre nouveau. Ses désirs d’émancipation connaissent un aboutissement cynique, puisqu’elle subit avec sa décapitation un sort presque toujours épargné aux femmes. Sa mort la place donc sur un plan d’égalité avec les hommes. C’est aussi le dernier réflexe d’auto-préservation d’une société à la virilité blessée, incapable de réinventer la place des femmes.

Synopsis : Marie, mère de famille, accepte d’aider une jeune voisine à se débarrasser d’un enfant non désiré. Encouragée par le succès, elle entame un processus qui en fera une faiseuse d’anges, et une femme adultère. Mais la dureté de la vie sous le régime de Vichy la rattrape, elle est dénoncée par son mari et finira guillotinée pour l’exemple.

Une affaire de femmes : Bande-annonce

Une affaire de femmes : Fiche technique

Réalisateur : Claude Chabrol
Scénario : Colo Tavernier et Claude Chabrol
Interprétation : Isabelle Huppert (Marie Latour), François Cluzet (Paul Latour), Nils Tavernier (Lucien), Marie Trintignant (Lucie)
Photographie : Jean Rabier
Montage : Monique Fardoulis
Musique : Matthieu Chabrol
Producteur : Marin Karmitz
Société de production : Les Films du Camélia, Les Films A2, MK2 Productions, La Sept
Durée : 108 min.
Genre : Drame
Date de sortie : 15 février 1988
France – 1988