Pedro Almodóvar a développé un style cinématographique que l’on reconnaît aisément : un écran saturé de rouge autant que de bruit et de fureur. Victoria Abril et ses costumes extravagants est l’image de référence de Kika, sorti en 1993, car elle incarne à merveille l’esprit fantasque qui règne sur l’ensemble de cette œuvre. Pourtant, le film porte bien le nom de son héroïne, le personnage fil rouge qui est aussi le plus développé parmi cette galerie de protagonistes baroques et caricaturaux.
Synopsis : Kika, maquilleuse pleine de vie, vit à Madrid avec Ramón, un photographe hanté par le suicide de sa mère. Ils s’aiment mais ne se comprennent pas toujours. Elle a aussi une amie coiffeuse, Amparo, qui la trahit à la moindre occasion, et un amant, Nicholas, un écrivain américain qui n’est autre que le beau-père de Ramón. Un jour, Kika est violée par un acteur porno évadé de prison. La scène tombe entre les mains de la présentatrice de choc Andrea Caracortada qui veut la diffuser dans son émission de télé-réalité « Le Pire du jour ».
De l’art de la mesure
Pedro Almodóvar est la figure la plus connue de la Movida espagnole, grand renouvellement culturel, bousculade des mœurs et chahut des conventions sociales du monde sclérosé laissé par le dictateur Franco. Après plus de trois décennies passées en apnée, l’Espagne sort de sa torpeur dans un déchaînement salutaire et provocateur. Toute l’œuvre d’Almodóvar est teintée du contexte dans lequel elle a pris son essor. Si dans son travail le plus récent, le prolifique réalisateur a su trouver une forme d’ascèse et d’apaisement en prenant le temps de dire et de montrer ; ses premiers films sont nerveux, en prise directe avec une frénésie que le cinéaste parvient à peine à épuiser en presque deux heures. Kika découle de cette mise en scène de l’essoufflement. On a affaire à une myriade de personnages, assez pauvres en termes de caractérisation, les scènes s’enchaînent sans respiration possible et le tout se déroule pour la majeure partie en intérieur. Ajoutons à cela une dimension très volubile, volontairement provocatrice et manquant de finesse, et Kika achève d’apparaître de prime abord comme un film épuisant.
Néanmoins, il serait dommage de s’arrêter à cette vue d’ensemble peu flatteuse parce que Kika est un film qui présente un certain intérêt sous des dehors un peu lourds. La question des rapports de force qui irrigue toute la filmographie almodovarienne est indéniablement présente ici : tous les personnages s’affrontent. Cette opposition se traduit toujours par l’intrusion du désir, du sexe et de la violence, une trinité bien souvent mortifère. Le film débute d’ailleurs par une mort. La mort accompagne l’ensemble de l’intrigue en se dupliquant avec d’infimes variations. Cette thématique dans le cinéma d’Almodóvar occupe une place singulière et bénéficie d’un traitement rare : celui de la mort comme fait social, non comme problème philosophique. Ce n’est pas la finitude qui intéresse le cinéaste mais bien la façon dont la mort s’articule au sein de la vie sociale. Cette approche affleure déjà clairement dans Kika. À ce titre, la séquence introductive de l’héroïne dans laquelle elle est appelée pour maquiller un cadavre, dans un rôle de passeuse qui crée une continuité entre vie et trépas, est très représentative. On retrouvera cette dimension, traitée toujours différemment dans chaque film ultérieur, dans un mouvement continu entre pulsion de vie et pulsion de mort. Dans Kika, le traitement de cette thématique reste superflu à cause du rythme très saccadé de l’intrigue induit par le surnombre de personnages. Par ailleurs on l’a dit, certains d’entre eux sont mal écrits et n’ont d’autre utilité que l’unique scène qu’on leur a dédiée (l’acteur porno violeur par exemple). En voulant construire un film choral, Almodóvar se retrouve à mêler maladroitement des séquences qui ne tiennent ensemble que grâce au personnage de Kika. Mais, entre la traque d’une journaliste jusqu’au-boutiste, la psychologie torturée d’un tueur en série, l’œdipe mal réglé d’un jeune homme et la marginalité d’une lesbienne, le tout observé, vécu, subi par la protagoniste, cela fait un peu trop, tant chacun de ces sujets mérite un film à lui seul.
À vouloir tout condenser, Almodóvar ne fait qu’ébaucher. La question du voyeurisme, du rapport à l’image et à ses usages qui semble être au cœur du film manque beaucoup de développement, tant formellement que sur le fond. A force de solliciter sans arrêt un spectateur saturé, il ne fait que provoquer l’effet inverse de ce qu’il recherchait : un décrochage. Encore une fois, c’est bien Kika le personnage qui soutient l’ensemble maladroit. On voit d’ores et déjà dans cette héroïne l’esquisse de ces portraits de femmes, blessées mais magnifiques, dont la puissance irradiera nombre des succès à venir du cinéaste (Tout sur ma mère, Volver, Étreintes brisées ou le dernier Julieta). La fougue des œuvres de jeunesse parviendra enfin à se canaliser et à créer des films durablement marquants, Kika n’y parvient pas encore.