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Crédits : Virgil Declercq

Interview, Marcel Sel : « J’ai compris qu’un roman était toujours raté. Ce qu’il faut, c’est le rater le mieux possible »

Jonathan Fanara Responsable des pages Littérature, Essais & Bandes dessinées et des actualités DVD/bluray

Prix Saga Café en 2017, prix des Bibliothèques de la Ville de Bruxelles la même année, prix Soleil Noir Jaune Rouge en 2018… Rosa, le premier roman du blogueur, scénariste, essayiste et polémiste belge Marcel Sel, a remporté une moisson de récompenses. L’auteur, qui travaille actuellement sur son second roman, se confie à notre rédacteur Jonathan Fanara. Le ton est familier, forcément. Les deux hommes se connaissent bien.

Comment te présenterais-tu à un public français qui te connaît moins qu’en Belgique ?
Je dirais essayiste politique, romancier, chroniqueur (Télépro), scénariste-humoriste (BelRTL). Mais les journalistes belges me présentent plus volontiers comme blogueur (éventuellement influent), comme polémiste ou comme provocateur. Cerise sur mon melon, Le Soir [grand quotidien de Belgique francophone, N.D.L.R.] m’a qualifié d’« emmerdeur professionnel ». C’est probablement le plus beau compliment qu’on m’ait jamais fait. Sinon, pour un journal flamand, je suis plus simplement un « phénomène Twitter ».
Concrètement, je me suis surtout fait connaître en publiant la première bio en français de Bart De Wever, le leader du parti nationaliste flamand, qui menace la Belgique d’implosion depuis 2007. J’ai publié quatre autres essais depuis 2010, et mon premier roman, Rosa, est sorti en 2017. Le second paraît cet automne.

Pourrais-tu revenir, justement, sur le travail de documentation qu’a exigé un ouvrage tel que celui que tu as consacré à Bart De Wever ?
Je me suis documenté de façon anarchique, en lisant la presse flamande d’abord, mais aussi des archives. J’ai rencontré des électeurs et des membres de son parti, visionné des vidéos, lu ses discours, étudié ses textes. Le plus pénible fut de relire des dizaines de numéros de la revue du Verdinaso, le premier parti fasciste flamand, dont le Leider Joris Van Severen a fait l’objet d’un travail d’historien par Bart De Wever. Problème : ce dernier est parti du principe que Van Severen n’était pas antisémite, prenant comme source historique… l’un de ses anciens lieutenants de Van Severen, un vrai nostalgique ! Or, j’ai trouvé des articles antisémites dans pratiquement tous le numéros de leur magazine, Hier Dinaso !, de 1928 à 1940, que j’ai consultés. J’ai fini en larmes devant tant d’horreurs. Mais ça m’a permis de démontrer que son analyse des mouvements fascistes d’avant-guerre était biaisée, si pas pire. Bart De Wever avait lui-même accès à cette documentation et a visiblement travaillé uniquement à décharge ! Là, je tenais une exclusivité. Personne avant moi n’avait analysé ce texte pourtant révélateur.
On me dit d’ailleurs souvent que je trouve des choses que personne d’autre ne trouve, à supposer que ce soit vrai. Si c’est le cas, c’est peut-être que, plutôt que de mener des recherches systématiques, je pars à l’aventure, je papillonne d’un document à l’autre, et forcément, je sors vite des sentiers battus. C’est le contraire de la démarche académique : moi, je me promène. C’est l’avantage d’être autodidacte : on prend des sentiers qui sont parfois éliminés d’office par la recherche universitaire, parce qu’ils ne correspondent pas aux critères établis. Et on se donne une chance de voir ce que peu d’autres analystes voient. Mais je revendique aussi le droit de me tromper !

Pourrais-tu nous donner une définition du cinéma qui te soit personnelle et, peut-être, passionnée ?
Ah non ! Je ne pourrais pas ! Parce que je pense que le cinéma se redéfinit à chaque grand film. Et c’est formidable ! On peut avoir vu mille films, et puis, paf !, un OVNI vous arrive, et on se dit : « Ah oui, je ne voyais pas encore le cinéma comme ça ! » Alors, je dirais peut-être qu’on pourrait définir l’acte cinématographique, soit la réalisation d’un film, comme la plus grande aventure artistique qui soit, parce que contrairement à la plupart des autres disciplines, il implique des dizaines, parfois des centaines, voire des milliers de professionnels.
Je pourrais par contre donner une définition de ce qu’est un film : c’est une mayonnaise. Elle prend ou pas. On peut avoir le meilleur scénario (l’œuf), les meilleurs professionnels (l’huile), le plus grand réalisateur (le vinaigre), sans qu’il n’y ait émulsion. Le film se prend alors la critique en pleine face. Le réal est présenté comme « fini », et pourtant, l’aventure humaine, elle, a bien été au rendez-vous. C’est pour ça que je ne pourrais pas être critique de cinéma. C’est trop tentant de casser un film qu’on n’a pas aimé, et de détruire en même temps des mois de travail d’artistes et de techniciens qui ont peut-être été au bout d’eux-mêmes, pour échouer à la fin. Et ce qui est extraordinaire, finalement, c’est que, parfois, il en sort une magie inimaginable.

Dans quelle mesure le cinéma a-t-il influencé ton premier roman, Rosa ?
Je suis un autodidacte. Je n’ai jamais fait de narratologie, ni d’études littéraires. Et quand j’ai décidé d’écrire un roman, j’ai au contraire été potasser les règles du scénario. Parce que j’adore le récit cinématographique. À côté d’ouvrages très techniques, j’ai beaucoup aimé celui de Jean-Claude Carrière et Pascal Bonitzer, Exercice du Scénario, plus ouvert que les bouquins hollywoodiens à l’idée d’enfreindre les règles qu’il établissait lui-même. Dès le départ, j’ai donc conçu mon premier roman comme un scénario, par scènes successives, souvent avec une unité de lieu.
À cela s’est ajouté la fascination pour la chronologie décalée, qui m’a frappée dans Pulp Fiction : Tarantino y saute la scène du nettoyage qui aurait dû théoriquement se trouver au début, et la renvoie à la fin du film. Ce qui fait qu’on ne comprend pas pourquoi, tout à coup, Travolta et Samuel Jackson arrivent dans la boîte de nuit de Marsellus en marcel et caleçon. J’ai trouvé le procédé bluffant. Il m’a littéralement incité à travailler ma chronologie, mais d’une façon évidemment très différente. Dans Rosa, plusieurs chronologies s’imbriquent, et l’on passe sans cesse du passé au présent. C’est très intéressant, parce que ça permet de révéler des éléments au lecteur au moment où on le souhaite et non pas de façon chronologique.
D’autres films m’ont aidé à comprendre comment cacher des faits pour rendre leur révélation plus éclatante. On peut penser à Usual Suspects évidemment, mais, dans ce cas particulier, le réal ne donne aucune piste au spectateur au long du film. Tous les éléments se réunissent au cours de la dernière scène. Je préfère prendre Sixième Sens en exemple. Là, Shyamalan ne cache rien, mais suspend un détail fondamental pendant tout le film, en inversant sciemment la vision du personnage de Bruce Willis. J’ai utilisé une technique similaire dans Rosa : dès le début, le lecteur attentif peut comprendre le quiproquo qui se dénoue à la fin. Il peut. Mais après en avoir parlé avec beaucoup de lecteurs, la plupart ne relèvent pas les petits détails qui permettent de prédire ce qui va immanquablement se passer. Et ceux qui ont compris ne savent évidemment pas comment cela va se dénouer.
En revanche, j’ai fait quelque chose que le cinéma ne permet pas, ou peu : j’ai multiplié les récits secondaires pour créer des tensions supplémentaires, concevant mon roman comme une tresse. Ça rend le dénouement beaucoup plus difficile à concevoir parce qu’il n’y a pas un dénouement, mais bien cinq ou six. Mais ça permet de rendre l’ensemble plus vivant : nos vies sont constituées de multitudes d’histoires qui s’imbriquent. En isoler une me paraissait trop factice.
Finalement, ça a payé, puisqu’au Prix des Lycéens, on a distingué la construction de mon roman. Je pense que c’est parce que j’ai imaginé Rosa comme un film écrit… Je me suis d’ailleurs littéralement projeté la plupart des scènes avant de les écrire ! Bref, c’est du cinéma-papier !

La diversité des lieux, des époques et des personnages est l’une des clefs de Rosa. J’imagine que là aussi, le travail de documentation a été titanesque…
Il l’a surtout été pour la partie qui se déroule en Italie, entre 1924 et 1954. J’ai lu beaucoup de témoignages sur la déportation des Juifs italiens, sur le sort des Juifs étrangers, etc. De nouveau, mon côté aventureux m’a coûté. Ainsi, j’ai lu une étude de 500 pages sur la soumission des parlementaires italiens (de tout bord, y compris d’extrême gauche) à Mussolini après sa prise de pouvoir. C’est fascinant de voir à quel point des socialistes ont pu retourner leur veste massivement et devenir brusquement de très bon fascistes (rires). Mais ce bouquin très technique, en italien, ne m’a pratiquement servi à rien. Je n’ai finalement utilisé qu’une seule page, résumée en un mot dans le roman : « Matteoti », du nom d’un député italien assassiné par des fascistes.
Après, je me suis dit que j’étais fou de m’égarer comme ça. Mais à la réflexion, ça m’a permis de mieux comprendre la nature du régime, ou plutôt, sa façon de s’imposer à presque tous. J’ai aussi beaucoup farfouillé, chez des bouquinistes par exemple. Dans un numéro banal d’un magazine historique sur la Deuxième guerre mondiale, j’ai trouvé l’histoire d’un soldat qui faisait partie du régiment de mon héros : les Grenadiers de Sardaigne, avec du vécu que je n’aurais trouvé nulle part ailleurs ! Parfois, j’ai fait chou blanc. Ainsi, après des jours de recherches, je ne suis pas parvenu à trouver combien pouvait coûter un verre de grappa dans un café de Ligurie en 1924 (rires). J’avais des tas de prix, sauf ça ! J’ai donc juste écrit qu’il était exorbitant !
J’aime aussi savoir beaucoup de choses sur mes héros et leurs outils. Par exemple, je connais le lieu d’achat, le prix, le parcours et les caractéristiques techniques de l’appareil photo Icarette-Ica utilisé par l’oncle de l’héroïne dans une scène se déroulant en 1930. Je sais qu’il a coûté 1310 FF, qu’il a été acheté à Paris, chez Photo Hall, 5 rue Scribe, que c’est un 61/2 x 11 fabriqué par Zeiss Ikon. Mais dans le roman, je cite uniquement la marque et je dis qu’il n’est pas à mettre entre toutes les mains. Par contre, j’ai inventé un vignoble à Airole (Nord de l’Italie) qui n’existait pas à l’époque, et un pont levant à Bruxelles que certains lecteurs ont cherché assidûment. Sans le trouver, évidemment !

Quels auteurs t’ont inspiré ?
Aucun (rires). Je veux dire par là que je lis très peu de romans, notamment parce que je passe beaucoup de temps à assimiler la matière première pour mon roman suivant.
Sinon, outre les romans publiés par mon éditeur Onlit (j’en lis environ un sur deux, par principe, pour comprendre à quelle famille j’appartiens), et tous les romans de Sorj Chalandon, mon grand frère de plume à qui je dois énormément, j’ai une conseillère très, très proche qui lit énormément et me dit ce que je dois absolument lire, ça me permet de ne lire que du très bon. Elle m’a ainsi fait découvrir le travail du romancier catalan Jaume Cabré dans Confiteor. Ça m’a fasciné : le narrateur est atteint de la maladie de Parkinson et le récit est donc truffé de passages rapides d’une époque à l’autre, sans véritable structure apparente. Mon prochain roman suit d’ailleurs une logique comparable, dans le sens où les thématiques prennent progressivement le pas sur la chronologie, ce qui est volontairement déroutant pour le lecteur. Mais ce qui m’a le plus inspiré dans Confiteor, c’est l’idée que le style de narration doit refléter les cicatrices du narrateur ou de la narratrice. Rendez-vous en octobre pour voir si j’y suis parvenu (rires).
Sinon, l’innovation dans le récit historique de HHhH, de Laurent Binet (où il étale ses doutes, notamment), et la façon de développer une histoire très parcellaire en remplissant les « trous » historiques de façon crédible, comme dans La Disparition de Joseph Mengele, d’Olivier Guez, m’ont beaucoup marqué aussi. De même que l’idée de Jorge Semprun dans L’Écriture ou la Vie que pour porter une vérité, il faut mentir. C’est d’ailleurs ce que fait Guez, admirablement. En lisant La Part de l’Autre, d’Éric-Emmanuel Schmitt, je me suis par ailleurs rendu compte qu’un bon roman était un roman « impossible ». Son défi — raconter l’histoire d’un Hitler qui aurait réussi son examen d’entrée au Conservatoire de Vienne — est positivement impossible à réussir, parce que tout est faux, évidemment. Et pourtant, le livre est passionnant ! Et réussi. Ça m’a aidé dans le sens où je ne conçois la littérature que comme une somme d’innovations, et que l’idée de rater un roman me bloquait. Là, j’ai compris qu’un roman était toujours raté. Ce qu’il faut, c’est le rater le mieux possible.
Et enfin, il y a cette phrase de Céline, que j’ai adulé ado, mais que j’ai détesté relire récemment : « Il faut mettre sa peau sur la table, sinon, on n’obtient rien. » Cette phrase m’obsède quand j’écris. Mais je ne le suis pas pour tout : Céline disait que seul le style était intéressant. J’y ai cru, je n’y crois plus. Il y a assez d’histoires déjà écrites, assez de styles époustouflants, maintenant, il faut aller plus loin : écrire des « livres impossibles », quitte à forcer le lecteur à faire un travail de décodage. Et quitte à se planter tout à fait !

On te connaît une sorte d’hyperactivité sur Twitter, que tu confesses d’ailleurs dans l’ouvrage Confessions d’un serial tweeter. Qu’est-ce que t’apporte ce réseau social en tant qu’intellectuel et polémiste ?
Eh bien, c’est à la fois très dur et très enrichissant. Et je passe sur le premier constat parce que je suis trop intéressé par le second. Tout d’abord, la culture du débat sur les réseaux est passionnante, même si l’on voit surtout qu’il y a énormément de déchets. J’entends par là des gens qui ont arrêté leur réflexion et se sont immobilisés dans une idéologie plus ou moins personnelle, ou complètement partisane. Mais même ceux-là imposent de réfléchir à ce qu’on a écrit. Concrètement, quand je publie un article, les réactions me permettent de tester mes arguments. Beaucoup me reprochent de répondre à tout le monde, en me disant que ça ne sert à rien de répondre à des personnes qui ne changeront jamais d’avis (ou qui sont verbalement violents), mais je ne le fais pas pour eux, mais bien pour les deux tiers d’observateurs qui lisent, mais ne commentent pas. Autrefois, l’auteur et le journaliste étaient dans leur tour d’ivoire. Beaucoup de journalistes refusent le débat parce qu’il est time-consuming et ne corrigent pas ouvertement leurs erreurs. Ils le font parfois en loucedé, parfois pas du tout. C’est une erreur, à mon avis. Aujourd’hui, il faut aller au contact des opposants et répondre. Il faut reconnaître les erreurs factuelles que l’on a pu commettre et les assumer. Quand on me corrige mon orthographe, j’ai souvent tendance à laisser la faute, une façon de rappeler que nous sommes tous faillibles. Au-delà de cette utilité dans le débat, il est aussi évident que pour moi, les réseaux sont une base de lancement. C’est mon Houston à moi. Sans eux, je perdrais contact avec une partie importante de mon public. Même si beaucoup de gens qui me lisent ne savent même pas que je suis sur Facebook ou Twitter, ni même que je tiens un blog.

Pourrais-tu nous expliquer la teneur de ton travail dans les écoles belges ?
J’ai été invité à présenter Rosa dans les écoles dans le cadre du prix des Lycéens, où j’ai emporté le prix des Délégués. Je me suis donc rendu dans dix-huit écoles pour parler avec les lycéens de mon roman, mais aussi de la littérature, de leur avenir, de carrières, etc. C’était ébouriffant, parce que je me suis rendu compte que les jeunes sont parfois des putains de lecteurs. Dans plusieurs écoles, et pas forcément dans les plus « réputées » ou les plus bourgeoises, des élèves m’ont posé des questions que j’avais attendues en vain de la part de journalistes. Par exemple, sur la chronologie de mon roman. Ou sur la symbolique de certains personnages : la rédemptrice, l’ange Gabriel, etc. C’est très excitant, parce que je pense que j’ai appris au moins autant que ce que j’ai tenté de faire passer.
Dans une école, j’ai donné une formation à l’écriture de chroniques satiriques. Là aussi, j’ai eu des surprises. Il y avait beaucoup d’embryons, très peu de choses abouties, ce qui est plus que normal à cet âge (16-17 ans). Mais une jeune fille, très discrète se tenait à côté de moi sans oser m’interrompre. J’ai fini par lui demander son texte. Elle me l’a donné en hésitant, le rouge aux joues. Je l’ai lu. Ce n’était pas drôle, mais c’était parfait. Concis, net, phrases courtes, sujet bouclé en sept ou huit lignes. Et là, on se dit : elle n’a pas dix-huit ans, et elle a déjà tout pigé ! Ça force l’humilité, et c’est très bien.

Un mot sur tes futurs projets ?
J’ai terminé la première version de mon second roman, qui doit sortir en octobre. Il formera un diptyque avec le premier. Je travaille à mon troisième, et mon quatrième mûrit doucement. Et là, en étalant mes projets, je découvre que mes romans expriment chacun une de mes passions et une de mes racines. L’Italie et la peinture dans le premier, la musique et l’Allemagne dans le second, le troisième parlera de cuisine sur un ton sarcastique et cruel, et le quatrième — à moins que je ne garde ce projet-là pour plus tard — donnera une place importante aux langues, une de mes autres passions. Sinon, je suis ouvert à tout. Après tout, je suis scénariste aussi !

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