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Interview : Lefkes ou le spleen en musique

Chloé Margueritte Reporter LeMagduCiné

Prenez Alain Bashung, Black Mirror, Virginie Despentes et un peu de Sophie Hunger, mélangez tout. Ajoutez-y une pincée de spleen à la Baudelaire. Vous obtenez l’étonnant groupe pop franco-allemand Lefkes. Un nom inspiré par un village de l’île de Paros et une rencontre avec Fabrice Lucchini. Il n’en fallait pas moins pour interviewer Anne-Claire Bondon et parler féminisme, musique, cinéma…

A travers l’interview d’Anne-Claire Bondon, nous partons en terres musicales, féministes, mais aussi de cinéma. Elle est secondée dans son œuvre musicale, après la séparation du groupe Ex Nihilo Vox en 2016, par Philipp Leu, « ancien guitariste chanteur du groupe de pop allemand Fertig, Los! » comme on peut le lire dans la description faite par le groupe lui-même sur sa page Facebook.

Leur musique est loin des sentiers battus. Lefkes à travers la voix d’Anne-Claire nous fait voyager. Les textes sont autant de récits d’un être humain déroutant, perdu, habité qui refuse les cases assignées. Au hasard des cinq titres, nous rencontrons un Voyageur solitaire, un Astre invisible, la Lumière du soir, des Nomades et surtout Le Monde infini. Cet endroit où il n’y a « pas de haine et pas de combat ». Un monde parallèle, qui fait appel volontiers à tout un imaginaire de littérature utopique ou dystopique, mais aussi cinématographique, qui nous enchante. Un monde entier qui s’ouvre à nous, les portes d’un monde fermé et perdu où l’on ne peut plus rêver. Heureusement qu’il y a la musique.

En résumé, Baudelaire a inventé le spleen dans sa poésie, Lefkes l’a déployé dans sa musique. Les textes de ce duo franco-allemand de pop française sont comme mus par une voix qui va droit au cœur, à l’intellect aussi. Tout y est sauvage, déconstruit, dystopique. On y découvre une Femme approximative (c’est le titre de leur premier EP) à la voix envoûtante, loin des canons habituels. Une voix portée par Anne-Claire Bondon donc à laquelle nous avons posé quelques questions. Imprégnée par cette musique qui parle à l’âme avant tout, et qui vient de s’offrir des remix qui en plus parlent au corps, l’interview a été menée par une fan de la première heure.

La Femme approximative, Le Monde infini …. Autant de titres qui dessinent un être humain en mouvement, jamais figé et surtout pas bloqué dans des cases. C’est une idée défendue par Lefkes ? Qu’est-ce que les textes cherchent à nous dire du monde qui nous entoure ?

Anne-Claire : Je crois que la musique de Lefkes, c’est une musique du spleen, du vague à l’âme, d’une rêverie mélancolique et nomade mais c’est aussi une musique qui traduit l’envie d’échapper à un monde de moins en moins onirique. Le texte exprime souvent le mal-être d’une femme piégée dans un monde trop étroit où se joue une lutte constante entre ses aspirations, ses rêves de liberté, de justice, et la rudesse du monde extérieur qui la ramène sans cesse à ce qu’elle est, une femme perdue dans le flot et la multitude. La musique de Lefkes c’est l’histoire de cette lutte entre une intériorité fragile et un monde écrasant de contrainte et de violence. Et c’est une ode au mouvement, au changement bien sûr il n’y a rien de pire que d’être figée. Le texte essaie toujours de communiquer quelque chose de très sincère en tout cas, je n’ai jamais écrit un seul texte avec une idée en tête en me disant « tiens je vais écrire sur ça, c’est original », je pars toujours d’un sentiment furtif et banal qui m’a traversé et j’essaie de mettre un mot ou deux dessus pour commencer.

Au temps d’Ex Nihilo Vox (votre premier groupe), on entendait derrière des titres comme 1984 une influence littéraire voire dystopique. Quelles sont les influences de Lefkes pour La Femme approximative ?

Oui ma passion pour l’utopie et la contre-utopie ne m’a jamais quittée ! Je crois que Le Monde infini fait vraiment écho à 1984 d’Ex Nihilo Vox. Il y a quelque chose qui m’a toujours fascinée dans la possibilité d’imaginer des mondes qui ne sont pas régis par les mêmes principes, ou les mêmes lois que le nôtre. Je me souviens qu’après avoir fini Le Meilleur des mondes d’Huxley, je ne savais plus très bien ce qui était dystopique ou non. J’aime bien cette remise en question permanente que permettent les contre-utopies, cette fine limite entre les notions de bien et de mal, d’intérêt général et d’intérêt particulier qui est tout à coup bousculée. Après je me suis beaucoup nourrie de poésie surréaliste, de lecture et de musique ces dernières années, et je pense que tout ça a contribué à enrichir ma façon d’écrire et de composer.

Beaucoup d’images mentales, mais aussi très cinématographiques sont créées à l’écoute de vos titres, notamment Le Monde infini (un vrai court métrage en chanson !), Lefkes a-t-il des influences ciné ?

Oui totalement ! Philipp et moi on est tous les deux fans de science-fiction, donc on commence régulièrement nos répétitions ou nos sessions de composition par une petite update séries, Game of Thrones, Black Mirror, Stranger Things, Dark, et autres…On est vraiment inspirés par l’esthétique visuelle des années 80/90, il y a quelque chose de très mystérieux, de très brumeux dans ces atmosphères à la Spielberg qui nous parlent à tous les deux.

Côté long métrage, dernièrement j’ai été assez bouleversée par Portrait de la jeune fille en feu. J’étais mutique en sortant du cinéma, ça faisait longtemps qu’un film ne m’avait pas autant émue. Parasite aussi m’a totalement conquise, l’aspect social et le scénario rocambolesque, l’atmosphère pluvieuse tout y était ! On est déjà sur beaucoup de projets avec Lefkes en ce moment mais j’aimerais beaucoup voir Le Monde Infini en version animée… à suivre !

La femme approximative, peut-être est-ce une héroïne, une actrice de cinéma en particulier ?

La Femme approximative, ça pourrait être Lisbeth Salander, c’est Daria, c’est Phoebe Waller Brigde. Je pense que l’héroïne de Fleabag est une femme approximative merveilleuse, elle va où son instinct l’emmène, elle traîne son lot de casseroles, de ratés, de déboires amoureux mais elle assume. Elle s’empare sans sourciller de traits de caractère historiquement associés au masculin : l’humour, l’hyperactivité sexuelle, le cynisme parfois aussi. Elle souffre de solitude mais elle n’est pas prête à se caser avec le premier venu, à compromettre sa liberté, puis parfois au détour d’une rencontre elle vit quelque chose de terriblement singulier qui justifie son cheminement cabossé, son errance sentimentale. La Femme approximative je la vois un peu comme ça, elle ne cherche pas à reproduire un schéma de vie qu’on lui vend comme parfait et normal, elle ère ici et là, elle oscille entre de grands mouvements de désespoir et des moments d’émerveillement inattendus, elle cherche à trouver son propre équilibre dans un monde parfaitement givré.

Plus largement, allez-vous réaliser des clips ?

Nous devons tourner le clip de Chanson pour un voyageur solitaire d’ici une semaine ou deux. On est en train de finir la préparation avec le réalisateur Julien Nisse, qui avait notamment fait quelques captations pour François and the Atlas Mountain. On aime les mêmes univers visuels donc on a tout de suite bien accroché.

Cette femme approximative et le plus souvent libre, nomade, est-elle un peu féministe ? Comment vivez-vous les petites révolutions qui se jouent dans le monde de l’art actuellement pour les femmes ? On pense notamment au podcast Les couilles sur la table (diffusé sur Binge Audio) et à son émission consacrée au machisme dans le monde de la musique…

Cette femme approximative elle est 200% féministe je dirais. Quand j’ai commencé la musique avec Ex Nihilo Vox on était l’un des rares groupes de rock en France qui était majoritairement composé de femmes et on a eu le droit à mille commentaires misogynes « c’est vous le groupe de gonzesses ? », « faudrait que vous soyez un peu plus sexy si vous voulez réussir », « le rock c’est plutôt un truc de mecs non ? » et j’en passe. Aujourd’hui les choses ont quand même bien changé, il y a beaucoup plus d’artistes féminines dans le rock et dans la pop. Mais les groupes restent majoritairement masculins, il n’y a qu’à voir les studios de répétitions à Paris, je suis souvent l’une des rares femmes perdues dans une marée de musiciens barbus (au moins il n’y a pas la queue aux toilettes.…). Il faut offrir des batteries aux petites filles, des guitares électriques, des basses je ne sais pas ! Mais je pense que cette culture musicale, ce rapport à l’instrument il doit être beaucoup plus précoce s’il on veut que les femmes s’imposent davantage dans une industrie majoritairement masculine.

Il y a des artistes qui m’inspirent énormément comme Mademoiselle K, St Vincent qui est une guitariste incroyable et une compositrice géniale, Sophie Hunger que je vénère, les groupe Warpaint, Savages qui font une musique remarquable, toutes ces artistes qui maîtrisent leur composition, qui sont des musiciennes hors pair capables de passer du piano à la guitare, ce sont de vraies role-model, et elle doivent inspirer des générations entières de jeunes femmes et de petites filles à former des groupes de rock, de pop, de reggae, de jazz, et autres.
J’ai écouté plusieurs podcast des couilles sur la table, j’ai été marquée par l’intervention de Virginie Despentes que j’ai trouvée criante de vérité. A chaque phrase je me disais « mais oui ! elle a raison ! ». C’est libérateur cette parole féministe/féminine qui s’installe dans l’espace publique, il faut que l’énergie générée par #metoo continue de faire son chemin, car malheureusement la route est encore longue en matière d’égalité homme/femme.

D’ailleurs, comment se passe la production d’un EP, est-ce facile de produire de la musique à une échelle moindre que celle de l’industrie musicale aujourd’hui ?

Cet EP il a été assez simple à produire parce que Philipp maîtrise très bien la production, il s’est formé pendant plusieurs années dans des workshops aux 4 coins de la planète donc même si ça peut toujours être mieux évidemment, on était quand même très heureux du résultat de ce premier opus. Produire n’a jamais été aussi facile qu’en 2020, ce qui est difficile c’est de trouver de la visibilité au milieu de milliers de groupes qui eux aussi veulent gagner en popularité, en écoute. C’est la guerre du clic qui est rude !

Et l’avenir de Lefkes … Des concerts ? Un remix de certains titres apparemment … ?

Nous venons de sortir deux titres remixés par le DJ allemand Fernheim. J’aime beaucoup ces remix, c’est l’occasion de redécouvrir un titre sous un autre angle tout en gardant l’esprit minimaliste de Lefkes. Sinon dans les mois à venir, vous pourrez découvrir le clip de Chanson pour un Voyageur Solitaire, de nouveaux titres, de nouvelles collaborations, de nouvelles dates, ça bouge beaucoup en ce moment, mais on vous en dit plus très vite !

Lefkes : Le Monde infini, extrait de l’EP La Femme approximative

Reporter LeMagduCiné