Après avoir été présenté en version restaurée au Festival de Cannes, dans la sélection Cannes Classics, La Maman et la Putain bénéficie actuellement d’une ressortie exceptionnelle dans les salles françaises. Un chef-d’œuvre de dérision provocatrice à (re)voir absolument.
Renaissance d’un mythe
Si Blaise Pascal était encore de ce monde, il (re)dirait sûrement que l’art se ressent en se passant de bavardages. « L’on demande s’il faut aimer. Cela ne se doit point demander : on doit le sentir » disait-il. On pourrait en affirmer de même avec le cinéma. Une œuvre d’art se ressent plutôt qu’elle ne s’explique. Vous vous doutez bien que cette critique n’existerait pas si nous étions tout-à-fait d’accord avec l’adage pascalien. Nous dirons alors ceci : l’on se demande si l’on a aimé un film. Cela, on doit se le demander. Car, pour le sentir, il faut peut-être parfois en passer par le dire.
La Maman et la Putain illustre fort bien notre réécriture (anti)pascalienne. Pour comprendre cette œuvre, voire pour l’apprécier, il faut presque nécessairement en passer par l’analyse. Pour cela, il fallait avoir vu le film. Ce qui – jusqu’à présent – n’était pas une mince affaire. Objet filmique introuvable en DVD et sur les plateformes VOD, disponible un temps sur Youtube, l’œuvre phare de Jean Eustache bénéfice d’une aura aussi grandiose que mystérieuse. Celle-ci fait, en somme, partie des œuvres dont on connaît plus la légende que le contenu. Tout le monde les connaît (de nom). Pourtant, personne ne saurait vous dire de quoi elles parlent. La Maman et la Putain, c’est un peu la Mona Lisa du cinéma français. Tout le monde le connaît (de nom) – a peut-être en tête deux ou trois images du film – sans l’avoir jamais vu. Sa ressortie dans les salles obscures devrait venir (enfin) pallier le scandaleux manque de visibilité de ce monument du septième art.
Autopsie d’une époque
Si, de prime abord, le film vous paraît verbeux (et ennuyeux), comme La Joconde peut vous paraître fade – pas de panique. Car c’est l’effet escompté par le réalisateur (nous ne savons pas pour le peintre). Voir un film de Jean Eustache appelle toujours à la discussion. Peut-être plus encore dans La Maman et la Putain où cinéaste s’ingénie, pendant trois heures quarante, à croquer les mœurs de son temps, à coups de monologues (sans fins) et de conversations à bâtons rompus, faisant d’un discours (un brin provoc) le nouvel eldorado d’un cinéma moderne et décomplexé. Alexandre (Jean-Pierre Léaud) est un séducteur aguerri qui multiplie les conquêtes. Ce dernier vit chez Marie (Bernadette Lafont) avec qui il est en couple libre. Il vient d’être gentiment éconduit par une ancienne amante sur le point de se marier avec un autre (et dont il pensait n’être que l’unique âme sœur). Alors qu’il erre dans les rues de Paris, il surprend le sourire de Veronika (Françoise Lebrun) assise à la terrasse d’un café. Persuadé qu’il lui plaît (ou pourrait lui plaire), le jeune homme se met en tête de la séduire, bien décidé à faire d’elle sa future maîtresse.
Débute alors un joyeux vaudeville où l’adultère côtoie aussi bien l’amour libre que le polyamour, sur fond de chassés-croisés amoureux qui interrogent, en même temps qu’ils auscultent, la société post soixante-huitarde. La Maman et la Putain constitue, peut-être encore plus aujourd’hui, une autopsie de cette époque. Cinq ans ont passé depuis la révolution de Mai 68. Que reste-t-il des belles promesses du joli mois de mai ? se demande Jean Eustache. Ce dernier choisit le cynisme et la crudité (qu’il n’éloigne pas d’une certaine cruauté) en dressant le portrait de trois trentenaires désabusés. De leur sexualité à leur caractère, en passant par leurs petits arrangements eux-mêmes, rien n’échappe à notre sociologue-cinéaste.
En résulte une œuvre aussi dense que complexe, tour à tour ennuyeuse et fascinante, éclectique et tragique, pompeuse et vulgaire. Cette binarité, qui paraît exempte de contrastes, explose au cours du film. Le mélange des genres et des vocabulaires permet au réalisateur de faire sauter les digues de la bienséance. Le triangle amoureux formé par Alexandre, Marie et Veronika s’impose comme la nouvelle sainte trinité qui défie l’hypocrisie et la (fausse) pudibonderie qui règnent encore dans la société française du début des années 70.
Attention ! Un (faux) Dom Juan peut cacher un (vrai) goujat !
Si Jean Eustache a conscience que le cinéma est une affaire d’images, il avait, en revanche, bien compris que l’impact de ces dernières dépend, de beaucoup, de la manière dont elles sont mises en mots (autrement dit, du discours qui les accompagne). 1973. Le Nouvel Hollywood bat son plein. Aux Etats-Unis, le début de la décennie s’annonce comme le règne des Martin Scorsese, Francis Ford Coppola et autres Peter Bogdanovich. En France, la situation est similaire (ou presque), les jeunes loups de La Nouvelle Vague, tels que François Truffaut ou Claude Chabrol, sont devenus des cinéastes respectés et admirés, des classiques en somme.
La Maman et la Putain vient balayer le nouveau cinéma de Papa. Le classicisme qui baigne l’œuvre s’effrite en même temps que le vernis d’apparat qui entoure le personnage principal. Alexandre est un intellectuel désœuvré qui noie son ennui en se donnant l’apparence d’un dandy moderne. Naviguant entre Marie – chez qui il vit – et Veronika – son nouvel objet (sexuel) du moment – ce séducteur dans l’âme nous apparaît très vite comme un (minable) manipulateur. Alexandre est l’archétype du beau parleur qui n’accepte pas qu’une femme puisse le tromper (ou en aimer un autre) quand lui s’en adonne allègrement l’autorisation. Ce personnage de chameau (macho) constitue la métaphore de toute une époque (loin d’être d’ailleurs révolue). Il séduit puis délaisse, couche puis jette. Ses grands discours pompeux et (inter)minables lui donnent une fausse apparence de dandy nihiliste. Jean Eustache démonte malicieusement l’intellectualité feinte de ce philosophe du dimanche, qui conçoit, en bon trublion de la société patriarcale, les femmes comme des objets sexuels jetables à l’obsolescence programmée.
La Maman et la Putain fustige l’hypocrisie d’une époque qui ne parle que de sexe (mais fait semblant de ne pas le voir). Le noir et blanc du film ne lui enlève, en rien, son actualité (et acuité). Jean Eustache traque la duplicité qui se cache derrière le slogan de la révolution sexuelle. Et au vu du scandale qu’a suscité l’œuvre lors de sa sortie, on se dit qu’il n’avait peut-être pas tout-à-fait tort. Si la manière dont se comporte Alexandre en dit long sur la goujaterie masculine, elle dit aussi quelque chose à propos des rapports sociaux de sexe – en particulier sur le droit pour les femmes d’avoir et de revendiquer une sexualité (libre et libérée de l’emprise masculine). De fait, la place accordée aux personnages féminins rend le film d’autant plus intéressant qu’il lui offre la possibilité d’une prise de parole (non dénuée d’ambiguïté).
On ne badine pas avec les femmes
Contrairement à Alexandre, dont la discrétion prête à sourire, Marie et Veronika apparaissent beaucoup plus honnêtes vis-à-vis d’elles-mêmes. Il y a comme un retournement qui s’opère dans le film. Au fur et à mesure que les caractères se dévoilent et se défaussent, les personnages féminins prennent la parole et expriment (enfin) tout ce qu’elles pensent de leur cher Alexandre. La gentille et discrète Veronika se montre nettement moins dupe qu’Alexandre ne voulait le croire. On pense notamment à cette mythique scène dans un café où celle-ci dit ses quatre vérités au héros. Son point de vue démasque ce goujat stupide, qui pose en intellectuel de gauche tandis qu’il n’est qu’un être vulgaire et égoïste.
Veronika dit tout le mal qu’elle pense d’Alexandre tout en lui avouant paradoxalement qu’elle l’aime à la folie. Celle-ci affirme avec force sa liberté à celui qui voudrait voir en elle une petite chose fragile. Cette dernière (re)met les points sur les I. Veronica apprend à Alexandre qu’elle gère sa sexualité comme elle l’entend sans demander l’avis du qu’en dira-t-on masculin. Alors que dans la première partie Alexandre prend possession de l’espace sonore, la tendance s’inverse quelque peu dans la seconde partie du film. Après avoir supporté sans broncher les monologues, en forme de coquilles vides, de son amant, la jeune femme énonce un discours sans langue de bois. Voilà un personnage féminin qui ne s’embarrasse guère des « bonnes manières ». Et c’est tant mieux. Veronika frappe là où cela fait mal et met K.O le vaniteux Alexandre.
En mettant fin à son silence, la jeune femme brise le schéma du « Il parle, elle l’écoute ». Ainsi, les rapports de pouvoirs qui (dés)unissaient jusqu’à maintenant les personnages masculins et féminins (en donnant – sans surprise – l’avantage aux premiers) sont déplacés. Si Veronika nage en plein dilemme – elle aime un homme qu’elle haïe en même temps – elle est bien décidé à ne pas lâcher Alexandre d’une semelle (au grand dam de ce dernier). De la désirable à l’indésirable, il n’y a qu’un pas que Veronika franchit allègrement (en tout conscience bien sûr). En jouant le jeu de la maîtresse « collante », Veronika révèle la lâcheté d’Alexandre. Non content de vivre aux crochets d’une femme, ce dernier est, en plus, et contrairement à ce qu’il se raconte, incapable de la quitter.
Si Marie et Veronika aiment le même homme, elles ne croient plus que faiblement à ses « je t’aime » de bonimenteur . Alexandre comprend à ses dépens que, si comme le dit Musset, « On ne badine pas avec l’amour », on ne badine pas non plus avec les femmes. La Maman et la Putain serait-il féministe ? Non, assurément. Néanmoins, le film a l’audace de proposer des personnages de femmes qui défient les normes en matière de sexualité, tout en cultivant une certaine ambiguïté. Ridiculisé, viré de son piédestal, Alexandre n’en est toujours pas moins aimé par Marie et Veronika. Cette contradiction, Jean Eustache en fait le terreau d’un joyeux (et très provoc) ménage à trois où la crudité des dialogues laisse voir, en surface, la complexité d’un sentiment amoureux, qu’il est, de fait, beaucoup plus difficile à saisir en profondeur. Car, si l’amour est imbriqué dans des rapports sociaux de sexe, La Maman et la Putain nous rappelle qu’il possède également, une part d’étrangeté comique ayant beaucoup à voir avec l’inexplicable.
La Maman et la Putain : Bande-annonce
La Maman et la Putain de Jean Eustache, avec Bernadette Lafont, Jean-Pierre Léaud, Françoise Lebrun. Le film fait partie de la sélection Cannes Classics 2022. Distributeur Les Films du Losange