Carcassonne : une ville chargée d’histoire avec un grand H, dominée par une cité médiévale dont l’éclat éclaire le chemin des visiteurs de nuit venus découvrir le festival qui monte dans le milieu des manifestations culturelles. À savoir le festival de cinéma politique, renommé Festival CitéCiné, qui inaugurait sa 5ème édition ce jeudi soir au Centre de Congrès du Dôme. Avec, au centre des débats, une question vieille comme le 7ème Art : c’est quoi, faire du cinéma politique ? Éléments de réponse avec Vincent Lindon, Ken Loach et La Zone d’intérêt, de Jonathan Glazer.
Il n’existe pas de Dry January pour la culture, à en juger par l’impatience contagieuse qui émane de la salle comble. Ici, on vient voir des films, parler cinéma, et gratter quelques raisons de refaire le monde. Pas inutile par les temps qui courent : Étienne Garcia et Henzo Lefèvre, respectivement président et directeur du festival, le revendiquent dans leurs discours. Le cinéma est un outil d’évasion, mais aussi un outil pour agir, ou au moins penser sa réalité. Vincent Lindon, invité d’honneur monte sur l’estrade sous le tonnerre d’applaudissement d’un public conquis d’avance, s’excuse de ne pas être un orateur pour mieux délivrer un discours d’école.
Faut-il être un politique pour parler politique dans l’espace ultra-public ? La question traverse le milieu des saltimbanques depuis toujours, mais la position de l’acteur est connue, et il l’affirme ici : le cœur l’emportera toujours sur la raison. D’accord ou pas d’accord, le choix est fait et le comédien fétiche de Stéphane Brizé (présent en tant que présent du jury) n’en démord pas.
C’est le vétéran Ken Loach qui prend ensuite la parole. En visio, à cause d’une chute qui l’a malheureusement empêché de faire le voyage. Sincèrement ému de l’hommage qui lui était rendu, le cinéaste faisait le bilan de plus de 60 ans de cinéma à penser la place de la politique dans l’espace filmique. On a tout à fait le droit de penser ce qu’on veut de ses derniers films, mais force est de constater que chez lui la pensée ne fait qu’un avec la caméra. Traduire la lutte des classes en cinéma, et non pas faire du cinéma pour parler de lutte des classes, le combat d’une vie qu’il invite les présents à continuer après lui.
La soirée d’ouverture se concluait avec La zone d’intérêt de Jonathan Glazer, Grand prix du dernier festival de Cannes, qui nous présente le quotidien du directeur du camp Auschwitz et sa famille installée en face du camp de la mort. D’ordinaire, le défi résidant à plonger dans les pages les plus sombres de l’histoire consiste à dégager une part d’humanité dans l’inhumain. Jonathan Glazer ne fait pas ça. Ici, le mal ne se débat pas avec les contradictions du spectateur : il vit sa meilleure vie, dans un jardin d’Éden parfaitement indifférent à la machine de mort que le cinéaste n’évoquera que par métonymie. Les cris surgissant des profondeurs bande-sonore, la fumée des chambres à gaz s’invitant dans l’arrière-plan d’un panorama bucolique, les miradors composant le paysage d’une maison champêtre. La banalité du mal, c’est de vivre au paradis quand l’enfer habite en face.
À mi-chemin entre le cinéma et l’installation d’art contemporain, La Zone d’intérêt défigure l’humanité dans la peinture d’un quotidien idyllique mais déréglé par des détails quasi-subliminaux de cadrages, des points de montage bref : ce qu’il convient d’appeler de la mise en scène. Le cinéaste n’a pas volé sa récompense cannoise, et réalise une sorte de Truman Show du IIIème Reich, avec ses personnages évoluant dans un univers de boule à neige séparé du monde extérieur par un filtre qui n’agit pas sur le spectateur.
Cette distance contemplative entretenue avec le public regardant constitue la force du film, mais aussi sa limite lorsque Glazer ne peut plus faire autrement que de développer le récit, et des personnages dont on a appris à se foutre. Pur film d’exposition, dans tous les sens du terme, La Zone d’intérêt n’est peut-être que ça, mais il ne pouvait en être autrement pour accomplir sa profession de foi. À savoir un autoportrait clinique de notre indifférence, et la puissance de notre capacité d’abstraction à l’inacceptable. Zone of interest nous rappelle la nécessité de faire de la politique, au cinéma comme dans la vie : pour ne pas que le regardant se reconnaisse dans le regardé.