Yolande Moreau était à Montréal dans le cadre de la présentation de son dernier film, La Fiancée du poète, pour le festival de films francophones Cinemania 2023. Une première pour elle. Elle va d’ailleurs se faire plaisir en assistant, chose peu commune, à plusieurs représentations du festival notamment celle de Quitter la nuit d’une compatriote belge et de Magnificat pour voir Karin Viard qu’elle adore. On la retrouve dans sa suite du Sofitel avec une magnifique vue sur le Mont-Royal. Une artiste simple, presque timide, pour un échange à bâtons rompus qui a duré plus longtemps que prévu…
Troisième film de l’actrice, La Fiancée du poète, est à l’affiche en France depuis un petit mois et vient de dépasser les 200 000 entrées et s’envole vers les 300 000. Un beau petit succès de cinéma d’auteur. Le film n’a pas encore trouvé de distributeur au Québec mais cela ne saurait tarder. En tout cas, on le lui souhaite. L’actrice fidèle à l’image que l’on s’en fait, naturelle, attachante et accueillante, répond à nos questions sans langue de bois. Elle nous livre quelques anecdotes croustillantes, parle de son film et de sa gestation, de sa carrière d’actrice, d’Agnès Varda et Gérard Depardieu et, surtout, nous fait passer un entretien inoubliable, où on se fait tutoyer d’emblée et où on a l’impression de parler avec une amie.
Rencontre…
Vous tournez beaucoup en tant que comédienne, beaucoup moins en tant que réalisatrice : dix ans se sont écoulés entre vos trois films. Pourquoi ?
Déjà j’ai commencé tard dans le cinéma, j’avais presque cinquante balais. D’abord, j’ai commencé avec Quand la mer monte avec Gilles (le coréalisateur), près de chez toi à Lille, et j’ai découvert que je pouvais, que j’étais capable de réaliser. Il y avait aussi ce plaisir d’écriture du film, que j’ai découvert. Le second, en effet, c’était dix ans après quand même et le troisième j’ai eu l’idée en 2014. Ça met parfois longtemps à murir et cette idée est partie autour des faussaires, un sujet magnifique. Mais entre-temps j’ai fait d’autres choses forcément, des films, du théâtre et un documentaire sur Calais.
Et puis il y a eu le Covid, c’était chiant mais il y a quand même eu de bonnes choses puisque ça m’a permis de me recentrer sur l’histoire car c’est compliqué quand on est happé par d’autres choses puis d’y revenir. J’ai mis quatre ans non-stop sans être embêté par quoi que ce soit pour le peaufiner.
Et donc, d’où vous est venue cette idée d’un film qui parle de faussaires ?
Et bien c’est un copain qui vient avec un magazine d’art à la maison où il y a une photo qui ressemblait un peu aux Deschiens, un type avec sa famille, et ça m’a interpellé. Et l’article parle de cet homme qui va reproduire des choses et des œuvres d’art en allant se fournir au Brico Dépôt du coin et les vendre dans le monde entier. Et je me suis posé la question : « Mais comment devient-on faussaire ? » C’est un type qui devrait avoir plein de talent, une passion pour l’art et un savoir-faire. Alors je n’ai volontairement pas choisi de centrer le film sur ça, la vente de reproductions interdites ou autres.
Il y a une citation de Paul Valéry qui m’a toujours interpelée : « Sans les faussaires, la vie serait vraiment triste. » Et donc je voulais me focaliser plus sur l’aspect usurpation, j’ai besoin d’être l’autre. Comme dans Quand la mer monte où il y avait ce sosie de Johnny Halliday, c’est quelque chose que je trouve tout autant fascinant qu’angoissant. Je suis plus allé vers ça que de faire un film ou un documentaire sur des faussaires professionnels.
Après je me suis dit qu’il y avait plusieurs manières d’être faussaire alors j’ai construit le film comme une fable, un conte, dans lequel tout le monde aurait un dédoublement, quelque chose à cacher et quelque chose qui ne va pas au sein de la société, comme d’être travesti ou sans-papier. Ce ne sont pas des grandes triches mais ça m’amuse.
Dans La Fiancée du poète, vous vous êtes majoritairement entourée d’hommes, pourquoi ce choix et pourquoi ces acteurs ? Pourquoi ne pas intégrer un personnage féminin dans cette bande de joyeux lurons ?
Et bien parce que dans le film, ma sœur (jouée par Anne Benoît) a trois garçons et je voulais que cela fasse pareil, en miroir. Que ces locataires, ce soit comme mes trois fils ou mes trois petits fiancés potentiels. Une sorte de symétrie et parce que j’avais envie de m’entourer de ces personnages-là.
Pour les acteurs, Grégory Gadebois je le voulais direct ! Je l’ai rencontré et ça a été un coup de cœur. Et surtout je le voulais dans ce rôle-là. Il est un peu fort et j’avais envie de la faire se travestir. L’idée m’est venue d’une œuvre de de Sébastien Lifshitz et d’une exposition dont j’ai oublié le nom. On y voyait des hommes aux États-Unis dans les années 50 se réunir et se déguiser en femme. Ils venaient avec leur famille une fois par mois et ça donnait des images absolument magnifiques sans aucune vulgarité. Je voulais cette essence-là pour le personnage de Gadebois.
Après pour les autres je voulais des âges différents, le plus jeune a vingt ans et je l’ai trouvé sur casting, Thomas Guy. Je l’ai pris pour sa douceur et son empathie, ça allait être le chouchou du personnage de Mireille. J’ai un peu plus galéré pour le personnage du faux cowboy sans-papier mais je suis très contente d’avoir trouvé Esteban. Comme il avait vécu en Amérique, il fait très bien l’accent américain. En revanche, j’ai un peu hésité car il est chanteur d’un groupe mais le jour de l’audition il a chanté très faux. Incroyable… Après ça, en revoyant les entrevues, on est mort de rire et puis sa voix, comme tu dis, avec un timbre si singulier, m’a plus et voilà. Pour moi c’est un casting sans fausse note alors qu’au début bien sûr on ne sait pas.
Lorsque vous écrivez, vous pensez toujours à un rôle pour vous ou c’est une logique qui arrive après ? Le personnage de Mireille, c’était vous ? Ou alors ce sont vos producteurs qui insistent pour que vous soyez à l’écran ?
Au début je pensais à l’histoire d’une mère et de ces deux fils dont l’un était peintre et qui était son favori. Je n’avais pas vraiment d’actrice en tête. Puis, petit à petit, le personnage de Mireille a pris de l’ampleur pour devenir ce que vous voyez dans le film et clairement je me suis fait plaisir, oui. Il y a la réalisation et puis il y a le plaisir de jouer aussi, ça m’amuse. Et comme je m’entends très bien avec ma productrice, elle a toujours accepté de me suivre là où j’avais envie d’aller. Donc oui, encore une fois, je me suis fait plaisir.
Et vous avez pris autant de plaisir devant que derrière la caméra ?
Oui parce qu’une fois qu’on déroule le film – moi je suis quand même plus comédienne à la base – j’aime être avec l’équipe des deux côtés. Le cinéma c’est quand même avant tout un art collectif. Par exemple, il y a ma fille qui est scripte. Elle m’aide, elle connaît bien le cinéma. Puis j’ai fait le découpage avec mon mari. Puis après tu te fais aider par l’équipe. Ensuite, les acteurs il faut bien les choisir pour optimiser la bonne ambiance sur le tournage et des deux côtés de la caméra. Des gens qui aiment le scénario, qui aiment le film. Et après les choses se passent en douceur, elles se déploient naturellement je dirais.
On le voit dans votre filmographie, peu importe le poste, que vous aimez les personnages en marge, les gens en dehors de la société ?
(Petit moment de pause, elle regarde en l’air). Ça vient d’où… Peut-être que moi aussi je suis en marge (elle rit). J’aime bien cette idée de marge en tout cas, ça me convient ! La marginalité dans le film vient du fait qu’ils ne sont pas reconnus dans la société entre le travesti ou le mec sans-papiers, ce sont des gens mal vus. Et j’aime bien dire que j’ai fait un film un peu libertaire, en dehors des clous. Et je me pose la question et j’espère que les spectateurs se la poseront, à savoir quelles sont les valeurs qui nous font aimer la vie.
Vous l’encouragez en quelque sorte ?
Oui bien sûr ! Osons aller vers l’inconnu, allons-y ! Soyons originaux, acceptons les différences. Un truc comme ça quoi !
Le succès critique et public inattendu de Quand la mer monte vous a-t-il pris de court ? Faites-vous attention au box-office ou une fois le film terminé et sorti il appartient au public ?
Oui bien sûr, je suis contente car le but c’est tout de même que le film soit vu. Par exemple là pour La Fiancée du poète ils sont contents car en France on vient de dépasser les 200 000 entrées. Car c’est quand même un film d’auteur et que ce type de cinéma a beaucoup de mal, encore plus depuis le Covid. Pourtant, tout cela reste abstrait pour moi, les entrées tout ça.
Vous êtes fidèle de certains univers, notamment Kervern/Délépine. Acceptez vous automatiquement de jouer dans les films de vos amis de cinéma ?
(De but en blanc) Ah oui ! Maintenant oui ! Ce sont mes amis, ils peuvent me proposer ce qu’ils veulent j’y vais. Mais j’aime bien raconter une anecdote parce qu’elle est amusante. Pour Mammuth j’avais refusé. Je me suis dit qu’ils pouvaient toujours rêver pour que j’accepte le rôle de cette femme râleuse parce que son mari ne gagne pas assez d’argent, ne range pas bien ses papiers. Je ne le sentais pas alors j’ai dit non. Et un soir je reçois un coup de fil de Depardieu : (elle l’imite) « Ah chouette que tu fais le film ! » Moi, un peu timide, je le laisse parler. Puis quand on raccroche je ne suis pas dupe : « Putain, ils ne sont pas gênés ils envoient le gros au charbon ! » Mais après je n’ai jamais regretté parce que j’adore le film.
Séraphine a été un tournant dans votre carrière, la rencontre avec Martin Provost et le César ont-ils changé beaucoup de choses ? Qu’est-ce que cela a changé pour vous ?
Ah mais le premier César c’était quand même avec Quand la mer monte. Donc c’est plutôt ce César là qui a tout changé et c’est Séraphine qui a suivi. Je pense qu’on ne m’aurait jamais appelé pour ce film s’il n’y avait pas eu Quand la mer monte. On me connaissait surtout pour Les Deschiens en fait. En fait cela m’a permis un éventail plus large de choix mais surtout de propositions.
Parce qu’au final avant on vous voyait surtout dans le registre de la comédie.
Oui c’est vrai. Alors que là j’ai pris plaisir à faire le Captives de des Pallières. Les films de Délépine/Kervern ou Rebelles qui mêlait polar et comédie. Maintenant je vais là où ça m’amuse…
Même dans le film d’horreur, je pense à La Meute…
Ah oui… Mais je n’ai pas aimé ça. Je ne sais pas. En fait j’étais dans une période particulière de ma vie. J’étais malade, j’ai eu un cancer du sein mais je ne le savais pas encore alors j’étais fatiguée. Et puis tout était glauque. Vraiment glauque. Alors vous dire si j’en referai, je ne sais pas… Mais ça m’a fait marrer de tourner ça juste après Séraphine. Ce grand écart était plutôt drôle.
Ressentiez vous de la frustration à vos débuts d’être cantonnée à des seconds rôles, certes savoureux, mais sans être forcément sur le devant de la scène ?
Non ça n’a jamais été frustrant car moi j’ai eu l’impression de découvrir le cinéma très tard, j’ai fait beaucoup de théâtre avant. J’ai fait mon premier film Sans toit ni loi, j’avais une bonne trentaine et là j’espérais. J’habitais à Bruxelles, je n’avais même pas le téléphone et quelqu’un essaie de me contacter comme Agnès Varda qui m’avait envoyé un courrier. Oui, oui, un courrier ! J’avais fait un court-métrage avec elle et elle m’a dit « À bientôt pour un long ! » Alors moi je croyais que c’était gentil, une phrase toute faite. Et quand j’étais chez Les Deschiens, je n’avais pas le temps de faire du cinéma. Après j’ai pu faire Germinal mais j’avais des angoisses tellement on était pris par les tournées. C’était compliqué de concilier les deux. Pour moi j’ai vraiment commencé le cinéma avec Quand la mer monte sinon c’était des petites panouilles avant mais pas frustrantes car je n’avais pas le temps d’y penser.
Je me trompe si je vous dis que la Belgique et les Ardennes ont une saveur particulière pour vous vu que c’est votre pays de naissance ? Que pensez-vous du cinéma belge actuel ?
Oui évidemment car moi je suis bruxelloise et ma mère est flamande. Ce n’est pas pour rien que j’ai été tourné Quand la mer monte là-haut et avec un flamand, Gilles Willaert. Je l’aime ce pays et j’aime aussi les Ardennes de l’autre côté. J’étais baba cool en étant jeune et j’ai beaucoup fréquenté ce milieu en étant jeune, il y a pleine de chevelus qui ont débarqué près de chez moi. Et à l’époque je me suis dit on va tout bousculer, on va faire quelque chose de mieux. Là où je traînais en étant jeune, c’est justement là où on a tourné La Fiancée du poète, de l’autre côté des bois. Et c’était presque un hasard de se retrouver là et finalement ça rejoint ce que je voulais raconter dans mon film.
Sinon, je trouve que c’est beaucoup du côté flamand que ça bouge en ce moment comme avec le film là Rundsköp (elle fait référence à Bullhead de Michaël Roskam) et puis bien sûr Felix Van Groeningen et tous ses films dont le premier avec tous ces gens à poil sur un vélo (elle fait référence à La Merditude des choses). J’étais jalouse de pas avoir eu l’idée. Et puis il y a Bouli aussi qui est un ami. Alors lui quand on s’appelle on va parler deux minutes de cinéma puis on embraye sur du jardinage tu vois.