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Arras Film Festival : interview Léa Todorov pour La Nouvelle Femme

La Nouvelle Femme est ce qu’il convient d’appeler une œuvre atypique. Sur le papier, un film en costumes, qui retrace le combat de Maria Montessori, célèbre médecin et pédagogue italienne, inventrice de la méthode du même nom pour l’éducation et la reconnaissance des enfants nés avec un handicap au début du XXème siècle.

À l’écran, ce sont ces enfants qui passionnent Léa Todorov, cinéaste issue du documentaire qui convoque l’écrin de la fiction pour sublimer à l’image leurs moments de vie qui s’échappent de la narration. L’amour de la réalisatrice pour son sujet est contagieux, et sans doute un peu trop. Car à force de se déployer sur ses marges, le film perd son récit sur son cours de route.

Il y avait pourtant une voie passionnante à explorer avec l’appareillage à mi-parcours de Montessori et Lili d’Alengy, cocotte parisienne jouée par une Leila Bekhti judicieusement à contre-emploi. Un personnage ambivalent, qui n’assume pas sa fille handicapée mais va montrer à la pédagogue écrasée par le jugement patriarcal le chemin pour retourner les ficelles du système à son avantage. Un rebond repoussé au troisième acte et un poil trop expédié pour permettre au film de tenir la marée jusqu’à la ligne d’arrivée. Néanmoins, La Nouvelle Femme reste portée par la grâce de ses apartés, et parvient à l’essentiel : créer un lien sensible, sensitif, et durable entre nous et ces enfants qui se montrent tels qu’ils sont pour mieux sortir d’eux-mêmes. Comme des acteurs donc. Au fond, le véritable apprentissage du film, c’est le nôtre. La réalisatrice sait nous partager ce qu’elle voit, et  La Nouvelle Femme accouche d’un spectateur un peu différent à la fin. C’est sans doute la  plus belle victoire que le film pouvait emporter.

Nous avons rencontré Léa Todorov lors de la présentation de son film à l’Arras Film Festival, et discuté de la fabrication passionnante de son film.

Le Mag du Ciné : Comment vous est venu l’idée de faire ce film, et surtout de cette façon là. Il s’agit d’une œuvre vraiment atypique ?

Léa Todorov : J’avais rencontré la figure de Maria Montessori quand j’avais travaillé sur un documentaire consacré aux pédagogies alternatives. J’avais le sentiment qu’il y avait une histoire à raconter sur elle qui m’intéressait. Qu’on avait l’image d’une madone aux enfants, et qu’il restait à montrer la jeune femme pleine de désirs et d’ambitions qu’elle a été. Il y avait une ambition très romanesque dans le film, mais c’est vrai qu’on a fait un travail qui vient j’imagine de ma manière de réalisatrice de films documentaires, d’être en contact avec le réel et là, pour faire ce film, d’avoir voulu travailler avec un groupe d’une trentaine d’enfants qui viennent aussi je pense bousculer les codes de la représentation qu’on a.

LMC : C’est vrai qu’on que vous ne paraissez pas intéressée par les conventions du film en costumes. Même la façon dont vous filmez l’apprentissage des enfants, c’est comme si vous vouliez laisser des moments de vie s’échapper du récit…

LT : Complètement. On avait travaillé avec ces enfants plusieurs mois en amont du tournage avec de la préparation. On a fait des stages de musique, de danse, d’improvisations, et on a familiarisé ça avec une ambiance de plateau. Et c’est vrai que c’était d’une richesse infinie. Je garde une petite frustration, qui s’atténue avec le temps… Mais il y avait cette idée qu’on voulait que le film rende compte de cette richesse des enfants, de tout ce qu’ils pouvaient faire si on leur en donnait les moyens, et toute la beauté qui émanait d’eux. Et il y avait vraiment la volonté d’avoir au sein du film des moments qui échappent à la narration, où on s’intéresse à eux et à la puissance qu’ils sont capables de donner dans des scènes plus ou moins inscrites dans la dramaturgie. Et où de la danse pouvait faire avancer le récit.  Il y avait ce genre d’intentions.

LMC : On imagine que le dispositif de tournage était parfois dur à canaliser. Il y a eu beaucoup de place laissée à l’improvisation ?

LT : Pas tellement, en fait c’était plutôt à la prépa. Pour le coup le tournage était extrêmement précis par rapport à ce qu’on avait préparé. Mais on avait vraiment beaucoup travaillé…

Après je dis ça, Il y a une telle confiance qui s’est construite entre les enfants, l’équipe et les comédiennes, que tout ça s’est fait avec une grande joie, pas du tout une grande contrainte. Et on se rappelait là aujourd’hui, pendant le déjeuner que lorsqu’on avait  travaillé avec des enfants en très bas âge en Italie, pour le coup ça avait été une contrainte autrement plus difficile. Ça avait été l’enfer. Parce qu’ils ont entre 18 mois et 3 ans, ils sortaient du Covid, ils n’avaient jamais vu d’autres adultes, ils pleuraient tout le temps, on devait les biberonner aux écrans cachés dans les cous des comédiennes….  Ça c’était vraiment difficile.

À l’inverse, travailler avec les enfants en France c’était une expérience vraiment singulière, mais pas du tout difficile. Tout le film était là aussi pour parler d’eux. Donc, par moments il importait énormément de raconter l’histoire de Maria Montessori et de Lili d’Alengy, mais en même temps on voulait faire ce film pour travailler avec ces enfants et les montrer. C’était tellement au cœur du projet qu’on ne pouvait pas considérer que c’était un obstacle.

LMC : On sent dans votre travail derrière la caméra une volonté de traduire à l’image la beauté que vous inspirent les enfants. Comment on fait pour conserver cette velléité-là dans un film qui se veut justement très documentaire ?

LT : Disons que c’était vraiment au cœur des discussions pour le coup avec le chef opérateur. De faire un film qui offre un écrin un peu classique de beauté au cinéma, donc avec des lumières assez travaillées, des références qui étaient aussi celles du cinéma classique… Pour justement contraster avec des images qu’on a parfois d’enfants un peu atypiques ou porteurs de handicaps moteurs, qu’on filmerait caméra à l’épaule en mode documentaire. Là à l’inverse le but était de leur offrir de très beaux plans et de prendre le temps de les regarder de façon très frontale, de proposer comme ça toute leur puissance, leur talent et leur beauté. Sébastien Goepfert (le chef opérateur) a tout de suite compris l’ambition du film, et on a mis tout le travail du découpage et de la lumière au service de cette ambition.

Dans  le côté documentaire typiquement, il s’agissait de fabriquer des situations, on demandait aux enfants de travailler avec des objets etc. Car ce qui est génial avec la pédagogie Montessori, c’est que ça marche. De fait quand on présente des objets qui correspondent au développement des enfants ou qu’on leur demande de manipuler, ils y prennent du plaisir et sont vraiment concentrés, donc on peut travailler autour, les filmer…. C’est une des choses qu’on a constatées, c’est que ça fonctionnait encore aujourd’hui ce matériel. On l’a vraiment utilisé comme ça.

LMC : Le tournage était pratiquement un atelier pédagogique en lui-même finalement.

LT : Il y avait quelque chose de ça, mais je dirais encore plus de la préparation avec les enfants qui était un atelier. C’est comme si on se disait voilà il y a cette image là, maintenant il faut la retrouver dans le film. Entre autres j’ai travaillé avec ma chorégraphe Georgia Ives sur le langage corporel des enfants pendant les scènes de danse, pour les aider à prendre confiance en eux, à se déployer dans leur mouvements… Ça c’était aussi tout un travail préparatoire. Et ensuite ils étaient tellement prêts que je pouvais regarder les rushs pendant des heures je trouve ça magnifique. Parce qu’ils ont investi toute leur sensibilité, et que le film n’essaie pas de leur faire faire quelque chose, mais leur laisse de la place.

LMC : Comment s’est passée la collaboration avec des comédiennes aussi chevronnées que Leila Bekhti et Jasmine Trica ?

LT : Elles étaient toutes les deux complètement au fait que c’était au cœur du projet du film. On avait fait une espèce de petite résidence dans un établissement de prise en charge d’enfants avec un handicap moteur assez lourd, qui se situe à Puy sur Loire avec Leila , Jasmine et la petite fille du film. Pour apprendre à se connaître, et aussi pour Jasmine d’observer une pédagogue au travail. Jasmine est aussi venue participer au stage avec les enfants sur le tournage, parce que, comme elle a un espèce de charisme, de charme incroyable, tous les enfants étaient fous d’elle. Donc ils étaient complètement motivés dans le fait de se dépasser, de bien le faire pour lui plaire. Donc au final je pense que ce que raconte le film et la manière dont il s’est fait sont très proches. De cette idée qu’il fallait créer des relations humaines très fortes pour faire ce film ensemble.

Leila Bekhti c’est pareil, elle était bouleversée dans la rencontre avec les enfants. Ce qui était un peu comique c’est que Leila s’est blessée à la cheville au début du tournage ce qui l’a pas empêchée de faire le film mais certains déplacements. On a du arranger un peu le plan de travail autour de ça. Et ce qui était intéressant, c’est qu’elle s’est rendue compte du fait de sa blessure de ce qu’était un empêchement physique dans la vie de tous les jours. Elle était frustrée de pas pouvoir se déplacer comme le voulait. C’était le cas aussi des enfants autour d’elle, et elle a ressenti ce qu’eux vivent à l’échelle d’une vie entière ce qu’elle vit du fait de sa blessure. Rien à voir mais quand même un petit handicap momentané.

LMC : Comment les avez-vous choisis ? Vous évoquiez le cas de la madone pour Maria Montessori, et je trouve qu’elle a ce truc-là, mais sans être inaccessible. Il y avait ce truc compliqué à trouver entre cette incarnation, mais sans être sur un piédestal ?

LT : Jasmine Trica c’était vraiment mon premier et unique choix, parce que je l’admirais énormément dans la Chambre du fils, d’autres films italiens dans lesquels elle a joué et que j’ai vu jeune. Je rêvais de travailler avec elle, ça a été un immense bonheur. Et effectivement, je trouve que dans le film elle arrive à jouer cette transformation de la plus jeune femme, qui porte des robes un peu coquettes etc. à la figure qui revêt le voile, l’habillement du deuil qui a été ensuite celle de Montessori toute sa vie. Comme si pour exister en tant que médecin et pédagogue, elle avait dû un moment donné abandonner sa féminité. Et donc je trouve c’est exactement le chemin dans lequel on suit Jasmine.

LMC : Pour Leila Bekhti, j’ai peut-être une connaissance imparfaite de sa filmo, mais je trouve qu’on n’a pas l’habitude de la voir dans ce genre de rôles. Ce côté extravertie, sure de ses charmes…

LT : Complètement. Séductrice en fait.

LMC : Oui.

LT : C’est une comédienne incroyablement belle, mais qui ne met pas spécialement en valeur ce côté-là dans les rôles qu’elle incarne. C’est vrai. On en a pas mal parlé pendant le film. Je pense qu’il y avait un côté contre-emploi qui l’intéressait, par rapport à qui elle est dans la vie, une femme extrêmement généreuse, hyper aimante… Et là de jouer une femme qui a du mal à aimer son enfant, et qu’elle le rejette… C’était très dur humainement, et c’était intéressant pour elle de jouer ce rôle qui était loin d’elle dans la vie. Mais je suis d’accord que dans le fond la singularité n’est pas forcément de l’avoir mise dans ce rôle d’époque, mais de lui avoir fait jouer la belle gosse. On a bien travaillé là-dessus, et la chorégraphe nous a aidés à bosser le parcours sensuel du personnage avec sa danse au début. On n’essayait pas d’en faire une show-woman incroyable, l’idée c’est plus quelqu’un qui utilise ses charmes et le montre dans un spectacle pour récolter les fruits de sa célébrité, une sorte d’influence… Et je trouve qu’elle s’en sort bien.

LMC : Et c’était un rôle compliqué. Il faut avoir une certaine capacité d’empathie pour que le spectateur ne prenne pas en grippe son personnage…

LT : Et c’est pour ça qu’elle était parfaite. En vrai, il y a beaucoup de comédiennes où on aurait détesté le personnage. Et je trouve qu’avec elle, jamais. Elle créée une telle empathie immédiate avec le spectateur… On a beau considérer que ce qu’elle fait est horrible, on ne la juge pas. Et on est bouleversé pour elle, pour faire des choses aussi désagréables, mais on ne la condamne pas.

LMC : Le film est vraiment dédié aux enfants, à la méthode Montessori, mais il y a aussi cet arrière-plan féministe, complètement lié au combat pour les enfants et à cette méthode pour les aider et les éduquer… Il y a une forme de convergence des luttes dedans.

LT : Disons que c’est ce qui m’avait marqué dans la méthode Montessori, c’est de voir que cette convergence des luttes comme vous dites était réelle dans sa vie. Ça, historiquement c’était précis. Et je trouvais très puissant et intriguant qu’elle ait été féministe dans les années où elle s’occupait de ces enfants. C’est un des combats qu’elle a abandonnés par la suite, parce qu’elle a pu travailler avec des enfants différents et elle n’a plus été une défenseuse du droit des femmes.

Et dans les discours qu’elle faisait à l’époque, elle parlait à la fois de ce que devrait être la prise en charge de ces enfants, tout en défendant la femme moderne, émancipée, qui se saisit des outils scientifiques de son capital intellectuel. Et aussi, et j’espère que le film arrive à en rendre compte de manière pertinente cette idée d’affirmer la maternité comme puissance de changement social. Et cette idée, je trouve qu’on ne l’a pas entendu plein de fois, qui peut nous chafouiner parce qu’on a envie de dire que toute les femmes sont pas mères etc. Mais ce n’est pas la maternité au sens biologique du terme, elle parle d’une capacité à prendre soin de l’autre, de la propension des femmes à prendre soin. Et elle dit que si cette propension était au service de toute la société, la société s’en porterait mieux. C’est pas mal !

LMC : C’est pas mal ! Mais il y aussi un apprentissage de la part de Montessori, qui apprend à sortir de la posture de rébellion permanente pour apprendre à retourner les codes de la société à son avantage au contact du personnage de Leila Bekhti…

LT : Exactement. Parce que c’était important que le personnage de la cocotte apprenne quelque chose à Montessori, qui ne soit pas celle qui apprend tout à l’autre, qui  lui donne toujours des leçons.

LMC : Ce qui aurait été paternaliste pour le coup.

LT : Exactement. Il fallait une alliance. Montessori était quelqu’un dans sa vie qui a su faire preuve d’une utilisation du storytelling et du marketing très intelligente. Et je trouve qu’il ne faut pas du tout en avoir honte. C’est aussi pour ça que ses idées sont si à la mode… Elle est morte dans les années 50, on en parle 80 ans après, mais c’est bien aussi parce qu’elle a su jouer des codes de la communication de notre monde, et je trouvais intéressant que ce soit le personnage de Leila Bekhti qui lui ait donné ces outils là. Et de fait elle a dû les trouver chez les femmes du monde qui lui ont donné des outils pour exister publiquement. Elle avait été très proche d’un publiciste américain qui l’avait fait voyager dans tous les États-Unis… Je trouvais qu’il fallait aussi rendre compte de cette modernité-là chez Montessori.

 

Rédacteur LeMagduCiné