La 25e édition de l’Arras Film Festival commence véritablement aujourd’hui. Première journée pleine en termes de projection, premier jour du chapiteau, et première salve d’interviews pour votre serviteur. Et des films qui, encore et toujours, expriment le besoin d’écarter le spectateur de sa zone de confort pour métaboliser à l’écran des mondes ne faisant pas forcément partie de sa réalité.
Par Amour est un film comme on aimerait en voir plus souvent. Parce qu’Elise Otzenberger fait partie de ces cinéastes qui prennent leur médium au pied de la lettre et surtout de l’image, et investissent une foi sans retenue dans sa capacité d’émerveillement. La foi, c’est justement ce qui manque à Sarah, une femme qui a encapsulé son mal-être au sein d’un quotidien sans magie. Lorsque son fils aîné se met à entendre des voix dans l’eau après avoir survécu à une noyade, sa raison l’incite à résister, mais son cœur lui demande de s’y abandonner… Tout comme le spectateur, très vite appelé à laisser son cartésianisme de côté pour se laisser porter par la beauté du « peut-être ». De ce fantastique invisible à l’œil nu qui relève du domaine du sensible, comme chez M. Night Shyamalan ou Hideo Nakata.
Par Amour n’est pas une injonction arbitrairement formulée, mais une proposition qui donne des motifs de cinéma de croire à l’incroyable. Le ruissellement des vagues s’imprime dans les nuances d’une (magnifique) photographie qui fait parler l’eau dans l’image, l’extraordinaire surgit dans l’ordinaire par la grâce d’un crescendo ciselé, et Cécile de France cristallise le doute puis la conviction avec une égale absence d’équivoque. Elles sont rares, les actrices dans le paysage francophone à traduire leur capacité d’incarnation de manière aussi picturale. Sa prestation n’est pas sans rappeler le Richard Dreyfuss de Rencontres du troisième type, autre quidam à troquer son bon sens contre un sixième pour se laisser porter par une idée qui le dépasse… Alors oui, l’édifice s’avère plus fragile que celui de Spielberg. L’évidence absolue et de tous les instants sur la déraison totale reste le kata le plus aiguisé de tonton. Mais sa maîtrise n’est plus de son monopole et s’étend désormais dans nos contrées, comme le prouve Par Amour.
Little Jaffna constitue une autre occasion de rappeler au cinéma l’une de ses vocations essentielles : trancher avec les habitudes du spectateur pour lui proposer quelque chose de neuf. Sur le papier, il n’y a que le cadre qui change : la communauté tamoule parisienne, et notamment l’antenne locale du groupuscule séparatiste (ou mouvement de résistance, selon le point de vue) des Tigres de libération, infiltrée par un flic français né là-bas mais élevé ici.
Double identité en souffrance, loyauté qui ne sait plus où se diriger, écartèlement entre la fonction et la conscience : on pense connaître la chanson pour avoir entonné le refrain plus d’une fois. Mais pas question pour Lawrence Valin de réchauffer un plat cuisiné par d’autres, il s’agit de réinventer la recette. Le réalisateur/co-scénariste/acteur principal (tout ça tout ça) fait mieux du neuf avec du vieux avec une volonté de ne ressembler à rien d’autre que lui-même qui ne s’impose jamais aux besoins de son histoire. On pense à Martin Scorsese de Mean Street et des Affranchis dans cette volonté de dévoiler un monde peu connu du grand public avec des formes de cinéma qui lui sont propres.
Il y a ainsi dans Little Jaffna une frénésie créative, apanage des premiers films qui n’ont peur de rien, et sûrement pas de bousculer la zone de confort du spectateur. Une rage de vivre et de filmer bigger than life qui se répercute dans tous les compartiments artistiques et évoque autant la comédie musicale que Les Princes de la Ville. Little Jaffna partage d’ailleurs avec le film de Taylor Hackford cette ferveur à fleur de peau et de bitume, certes pas toujours bien dégrossie mais enivrante, qui sait taguer ses (nouveaux) visages à hauteur de grande Toile. Tous interprétés par un casting uniformément excellent dont surnage… Lawrence Valin justement, qui imprime la rétine du spectateur avec la même force des deux côtés de l’écran.
Dans Une part manquante, Romain Duris brûle d’une flamme tout aussi ardente, mais se garde bien de l’exprimer tout haut. Il faut dire que le Japon montre peu de compassion envers les gaijins séparés de leur conjoint(e) et privés de l’exercice de leurs droits parentaux. Privé de sa fille depuis trop longtemps, Jay est tacitement convié à raser les murs et à garder ses états d’âme pour lui dans un système où le mal-être s’éprouve en silence et sans faire de vagues. Un statu quo qui s’envole lorsqu’il pense recroiser sa fille au détour d’une course dans son taxi… Une part manquante démarre avec ce portrait d’un homme dévitalisé, rééduqué malgré lui par un pays qui ne lui provoque plus rien, et sûrement pas l’effet Lost in Translation qui marche encore à plein sur les touristes.
La proposition la plus intéressante du film, cette contemplation absente qui absorbe son personnage dans le décor en même temps qu’il en est disjoint. Mais c’est aussi sa limite : la réalisation n’incarne jamais le mal-être du personnage de Romain Duris, comme si l’identification du spectateur était prise pour acquise. Moins l’histoire d’un père esseulé en butte contre un système inique que celle d’un homme-enfant qui joue le pot-de-terre contre le pot-de-fer, jusqu’à l’absurde, avec un monde qui se moque de son vague à l’âme. On parlera moins d’ouverture ici, le diaphragme est plutôt contracté.