Mystérieux, secret, contemplatif mais évidemment intrigant, le moins aimé des chefs-d’œuvre d’Antonioni, Zabriskie Point a pu ressortir en version restaurée il y a quelques années et nous offrir à nouveau une expérience cinématographique parmi les plus ensorcelantes du cinéma contestataire de la fin des années 60.
Le spectateur suit à travers une Amérique dégoûtante la trajectoire de deux jeunes rebelles qui sont amenés à se croiser dans le désert puis à repartir chacun de leur côté, plus désabusés que jamais.
Il est toujours difficile d’apprécier un film d’Antonioni tant son importance dans l’histoire du cinéma est aussi intimidante que son esthétique aride, à l’image de son espace filmique de prédilection, le désert, où se perdent ses personnages et le regard du spectateur – et Zabriskie Point, dont le titre renvoie à un lieu réel au beau milieu du désert de l’Arizona n’y fait pas exception. A la différence d’un Visconti ou d’un Fellini, le charme de l’histoire, de la romance ou du rêve surréaliste ne peuvent adoucir un propos grave et en l’occurrence politique. Pourtant, si l’on veut bien se laisser toucher sans trop de déférence obligée, c’est non pas une expérience hermétique où le sens se dilue ( le fameux cliché de l’incommunicabilité antonionienne) mais une tentative de réjouissance esthétique à laquelle nous sommes conviés. Tentons de ne pas nous perdre.
Prêcher dans le désert.
Devant se finir sur un doigt d’honneur univoque à la face des Etats-Unis (le plan final de coucher de soleil voulait laisser apparaître avant retouche de la MGM un avion dont la banderole – ultime message publicitaire – aurait arboré un cinglant « Fuck you America » ), massacré par la critique et boudé par le public, on peut en effet s’attendre à ce que le spectateur pressé trouve en cette œuvre rien de moins qu’un poncif intello. Mais loin des plages de L’Avventura et des cieux de L’Eclipse, c’est à une aventure bien américaine que nous invite Antonioni.
Comme dans un road-trip en sous-régime et sans enthousiasme, on démarre en effet du Los Angeles saturé de racisme et de consumérisme, on passe aux étendues désertiques de l’Arizona pour finir sur la villa d’un promoteur immobilier, elle-même inquiétante, immense et anguleuse qui annonce le paradis factice d’un complexe de lotissement promis à s’étendre à l’infini sur le désert. Si l’on sait bien que le but du road-trip n’est pas la destination mais le voyage qui y amène mais qui doit néanmoins être impulsé par une quête, un désir ou un souhait, le spectateur lui aussi se perd. En effet, rien de tout cela ici puisque les protagonistes suivent leur petite quête vaine – échapper à la police à la suite d’une occupation de locaux universitaires ratée pour l’un, retrouver une ville étrange et un gourou en différant la commission de son patron pour l’autre – avant de se rencontrer par hasard mais dans le désert, d’échanger intensément quelques moments, de cheminer ensemble puis de se séparer à nouveau et cela, comme on pouvait s’y attendre, pour toujours.
On le comprend vite, l’intrigue aussi ne mène nulle part. On suit le mouvement pour ne pas dire encore l’errance des deux personnages qu’a priori tout réunit, deux jeunes contestataires et critiques de la société qui les a embarqués à la beauté juvénile aussi sidérante qu’envoûtante. Ils sont en effet tous les deux très beaux. Aux yeux foudroyant de bleu de Daria s’opposent la carrure et le visage parfaitement symétriques de Mark, sa stature imposante sans être écrasante. Si leur première rencontre se place sous le signe de Hitchcock, rejouant la célèbre scène en avion de la Mort aux Trousses, la référence s’arrête là : dès que leur regard se croise, le spectateur est touché par le magnétisme qui émane de leurs deux corps en mouvement et s’attend immédiatement à ce qu’ils ne fassent plus qu’un. Pas de fantomatique Georges Kaplan à débusquer ; à peine rencontrés, ils se sont déjà trouvés.
Une satire sociale ?
Il ne s’agit cependant pas non plus d’une histoire d’amour. Le film déploie avant cette rencontre une critique de la société consumériste américaine, des valeurs patriarcales et capitalistes qui lui sont attachées. Le spectateur est laissé dans l’ombre au sujet des réelles intentions de Daria mais Mark apparaît pour la première fois dans une réunion d’étudiants qui se disent eux-mêmes révolutionnaires et iront jusqu’au bout dans cet activisme, quitte à acheter des armes (en jouant sur la corde conservatrice et raciste des armuriers, dès lors bien moins réticents à vendre illégalement leurs armes à feu). La fuite qui s’ensuit n’est qu’une traversée du désert où l’alternance de panneaux publicitaires ad nauseam, dont le montage qui fait varier plans larges et plans serrés, laisse apparaître la claustration dégoûtante, portée par la stridence aiguë des notes anxiogènes des Pink Floyd (pas de mélodie planante et autres riff psychédéliques). Face à cet enfermement, les personnages n’ont pas d’autre choix que de fuir dans un lieu où le vide paraît tout de suite salvateur ou à tout le moins reposant, et il s’agira évidemment du désert qui culminera sur la hauteur de Zabriskie Point. Ceux qui ne s’enfuient pas sont en réalité déjà des articles de consommation qui mènent une vie fétichisée de marchandise ; ainsi les patrons de Daria qu’on voit déambuler dans des gratte-ciel vides et dont la vacuité peine à remplir le cadre, enfoncent le clou en s’esclaffant devant la maquette d’une publicité où les mannequins – blancs plastiques et figés dans une expression dont la facticité le cède à l’horreur – ont l’air de représenter parfaitement leurs cibles. Car c’est bien en quittant ces terres que les personnages d’Antonioni nous emmènent plus loin, dans le désert qui lui est si cher et qui permet face au vide spatial mais cinématographique de prendre un peu de recul sur la saturation visuelle qu’offre le Los Angeles enlaidi par le consumérisme et le racisme frénétiques.
Un road movie ?
Bref, toute l’action du film contribue à mettre en place les coordonnées d’un road-movie bien classique : fuite en avant comme seule échappatoire à la déréliction du sens que nous promet une société folle. Serait-on face à un remake ampoulé du Easy Rider de D. Hopper qui avait, lui, ravi les critiques l’année précédente ? Non, bien sûr.
Le rythme se fait plus lent à mesure que s’étirent les scènes et séquences et laisse enfin place à la rencontre des deux protagonistes, qui étaient si loin géographiquement mais toutefois proches dans leur incarnation de la soif contestataire d’une action pleine de sens et d’intensité. Ayant en effet dérobé un avion bimoteur pour fuir le meurtre d’un policier qu’il n’a pas commis, Mark survole le désert et après avoir joué l’assassin de Robert Thornhill / Georges Kaplan rencontre Daria. A l’encontre de la platitude de leurs dialogues, on saisit en réalité qu’ils n’ont pas besoin de parler pour se comprendre.
Parvenus à Zabriskie point, les deux protagonistes se chamaillent puis font l’amour intensément dans le désert blanchâtre de gypse, le sable recouvrant leur peau dans un élan lyrique profond et confirmé par un morceau des Pink Floyd enfin planant. La décharge érotique des deux jeunes rappelant le souvenir d’une communauté hippie orgiaque, le cinéaste fond dans cette scène des personnages dont on ne sait pas bien s’ils sont fantasmes ou souvenirs mais qui partagent eux aussi la sensualité insouciante des protagonistes, comme si le désert suffisait à raviver toute une mythologie – celle, évidemment, de l’optimisme du mouvement hippie et de la contre-culture des années précédentes. Scène chorale et centrale à la puissance terriblement évocatrice, elle apparaît d’autant plus belle qu’elle s’inscrit contre les tâches publicitaires de la première partie du film. Après un tel moment, il faut alors se séparer et l’on comprend que la fin de cette idylle sonne bien vite : Mark va rendre l’avion et se faire tuer par la police, Daria doit retrouver son travail et continuer de faire la godiche pour le magnat immobilier qu’est son patron ; lui qui s’apprête à transformer le terrain des ébats contestataires qu’est le désert de Zabriskie Point en complexe de lotissements à la taille et à l’ambition encore inégalée – là encore une référence au rêve fantasmatique et bien californien du lifestyle à l’américaine.
Là contre, dans la scène finale, Daria regarde le manoir à l’esthétique froide et insipide et son imagination parvient à le faire exploser et à créer la séquence la plus saisissante du film : démultipliée, répétée une dizaine de fois sur l’écran, l’explosion fait bientôt valser en l’air des dizaines d’objets dont le léger suspens offre une vision magnifiée des ces babioles de supermarché – pauvres signes d’une mythologie désuète dont ils sont pourtant surchargés ; télévision, chaises de plages, nappes en papier, maillots de bain colorés flottent, comme si, rendus au regard du spectateur, ils trouvaient enfin leur véritable fonction par-delà les fadeurs consuméristes.
Et le film se termine comme un western factice sur un coucher de soleil qu’accompagne une dernière fois les Pink Floyd, la dimension d’usurpation n’aurait été que malmenée par un « Fuck you America » de toute façon superflu. Car par-delà la satire sociale (indéniable) le road-movie orgiaque (qui s’étend du début à la fin) et le faux western, le spectateur se retrouve après deux heures de visionnage avec un puissant mouvement esthétique qui ne pouvait se terminer que dans cette apothéose en trompe-l’œil.
S’il est le moins aimé des classiques d’Antonioni, ce n’est sans doute pas parce qu’il est le plus aride, parce qu’il est le plus (comme tout bon road movie) déroutant et ambitieux dans sa tentative de joindre la critique politique par l’image à la construction esthétique visuelle s’édifiant alors sur les cendres de ces mêmes images. Car Daria et Mark dont les sorts sont finalement peu enviables (la mort dans l’indignité pour l’un, l’aliénation au travail pour l’autre) ne sont pas seulement des jeunes hippies/ futurs hipster à qui l’avenir se chargera d’arracher leurs illusions, mais des personnages trop pleins de critique qui ne peuvent plus contester mais doivent agir. Antonioni emprunte donc parfaitement dès 1970 le sillage de l’interrogation du nouvel Hollywood – que faire ? Dans un moment d’incertitude où rien ne paraît être à sa place ni doté de sens.
Plus encore, l’anticipation de ce génial cinéaste va plus loin puisque là où certains réalisateurs talentueux se sont contentés de mettre en scène cette vacances du sens et de l’action ( on pense à la belle mais stérile mélancolie d’un Taxi Driver), Antonioni nous permet d’en jouir en arrachant à la laideur des images publicitaires ou de clichés, une véritable beauté, fut-ce celle d’un élan destructeur. C’est pourquoi le désert de Zabriskie Point tranche tant avec le charivari fantasmatique du Los Angeles bardé de panneaux publicitaires colorés, ou pour mieux dire : une telle beauté ne peut exister au sein du cadre qu’en raison du contraste qu’elle établit avec la laideur chromatique qui la précède.
La force du long métrage est donc de tenir tous ces enjeux – esthétiques et politiques – en même temps, à l’intérieur du cadre et du rythme du film. En quête d’un sens qui doit éclore à travers l’action, rassasiés d’une contestation qui, elle aussi, semble prise à son propre jeu spéculaire et narcissique (ainsi Mark déclare avant de quitter les lieux avec fracas lors de la scène de réunion des étudiants révolutionnaires, que son plus grand souhait est de ne pas mourir… d’ennui ; plus tard, il donne avec facétie comme nom au policier qui l’emprisonne, Karl Marx et que ce dernier, ignare, ne peut que mal orthographier), les personnages sont renvoyés à l’errance qui au cœur de l’image ne peut être finalement qu’esthétique. D’où la dernière scène époustouflante mais qui ne peut être qu’imaginée : rendue à la viduité de son être puisqu’elle n’existe que dans l’esprit de Daria, elle s’offre pourtant à nos yeux. Le film trouve dans son accomplissement une façon véritable de saisir cette désillusion contestataire aussi bien que l’insipide et irrésistible invasion du capitalisme représenté par l’Amérique.
Si donc il y a road-trip, ce ne peut être que la queue de comète de l’optimisme d’Easy Rider. Antonioni reprend avec une lucidité terrible exactement là où Peter Fonda avait laissé l’histoire de D. Hopper : à la fin de cette belle quête, il s’exclamait pourtant dans un trait de génie improvisé « We blew it », « on a foiré » ; témoignage d’une anticipation glaçante sur le devenir de cet optimisme. Antonioni le sait, Mark et Daria aussi et c’est à partir de cela qu’il fallait filmer – inspirer quelque chose à voir là où il n’y a plus rien à faire, puisque ce qui arrive aux personnages au fond, ne leur appartient pas.
A côté du maniérisme d’un De Palma, avant les beautés évanescentes d’un Michael Mann ou encore du Spring Breakers de Harmony Korine, qui tous ont voulu arracher une autre esthétique à partir de la laideur contemporaine, à la fois dedans et en dehors de nos cadres et de nos imageries, à partir de et en tranchant contre la fadeur alentour, Antonioni réussit l’exploit de partir des décompositions d’un monde et d’une représentation pour en tirer une beauté nouvelle – et c’est pourquoi la dernière image, si audacieuse et tonitruante, reste inoubliable.
Zabriskie Point : Bande-annonce
Zabriskie Point : Fiche Technique
Réalisateur : Michelangelo Antonioni
Scénario : Michelangelo Antonioni, Franco Rossetti, Sam Shepard, Tonino Guerra, Clare Peploe
Image : Alfio Contini
Décors : Dean Tavoularis, George Nelson
Costumes : Ray Summers
Montage : Michelangelo Antonioni (non crédité), Franco Arcalli
Musique : Pink Floyd, The Kaleidoscope, The Grateful Dead, The Youngbloods
Producteur(s) : Carlo Ponti
Production : MGM
Interprétation : Mark Frechette (Mark), Daria Halprin (Daria), Rod Taylor (Lee Allen), Bill Garaway (Morty)…
Date de sortie : 17 avril 1970 (France)
Durée : 1h45