Pépé le Moko : Rock in the Casbah

Berenice Thevenet Rédactrice LeMagduCiné

Quand le réalisateur Julien Duvivier et le dialoguiste Henri Jeanson s’associent pour faire des films, cela donne forcément des étincelles. Ce mois-ci, le Magduciné décortique leur chef-d’œuvre mythique Pépé le Moko.

Quand Julien Duvivier inspirait Hollywood

Il est des œuvres d’art plus connues pour leur titre légendaire que pour leur contenu. Il en va de la peinture comme du cinéma. Pépé le Moko fait partie de ces chefs-d’œuvre du 7e art rentrés dans le langage courant. L’œuvre se présente comme l’antonomase sans cesse réactualisée d’un passé cinématographique mythique. Pourtant, avant de devenir une légende du cinéma, Pépé le Moko a d’abord été le (grand) triomphe du réalisme poétique. Situé au cœur de l’Entre-deux-guerre, ce courant cinématographique informel est, aujourd’hui, généralement associé aux films de Marcel Carné et Jacques Prévert, Quai des Brumes et des Enfants du paradis, respectivement sortis en 1938 et 1945. Le réalisme poétique est pourtant loin de se résumer au seul duo Carné-Prévert. Car, à l’époque, un autre tandem dynamite le cinéma français.

Nous voulons évidemment parler du réalisateur Julien Duvivier et du dialoguiste Henri Jeanson. Si ces noms ne vous disent rien, ils ont pourtant marqué durablement le 7e art. En soixante ans de carrière, et avec plus d’une trentaine de long-métrages à son actif, Julien Duvivier a su s’imposer comme un cinéaste transgénérationnel, laissant derrière lui des chefs-d’œuvre atemporels tels que La Belle équipe (1936) ou encore la série des Don Camillo (1952- 1953). Henri Jeanson a quant à lui dialogué ou écrit pas moins d’une quarantaine de longs-métrages en près de quarante ans. On lui doit le scénario de quelques classiques. Citons notamment Hôtel du Nord (1939), chef-d’œuvre du réalisme poétique réalisé par Marcel Carné, ou encore La Vache et le prisonnier (1959) d’Henri Verneuil.

Pépé le Moko est le premier des cinq longs-métrages que produiront le duo Duvivier-Jeanson entre 1937 et 1957. Le film connaît d’emblée d’un accueil public et critique extrêmement favorable. Le succès est tel qu’il bénéficie de trois ressorties en salles entre 1940 et 1958. Il remporte également plusieurs récompenses internationales prestigieuses dont le prix japonais de Kinema Junpo du meilleur film en langue étrangère en 1940 et le National Board of review du meilleur film étranger en 1941. Sorti en 1937, Pépé le Moko fait vite des émules outre-Atlantique. L’œuvre de Julien Duvivier et Henri Jeanson fait l’objet de plusieurs remakes américains tels que Algiers (1938) et Casbah (1941), et va même jusqu’à inspirer Michael Curtiz en personne, lorsqu’il réalise Casablanca en 1940.

Réalisme poétique et orientalisme colonial

Un tel engouement a de quoi étonner. L’histoire de Pépé le Moko paraît, à première vue, relativement banale. Ancien soldat en rupture de ban, Pépé le Moko (Jean Gabin) est devenu un redoutable caïd, protégé par l’ensemble de la casbah d’Alger, que la police de la ville voudrait bien voir emprisonné. À l’instar de La Bandera, sorti deux ans plus tôt, Pépé le Moko renoue avec le film de bande, cher à Julien Duvivier. Tout un ensemble de personnages secondaires gravitent autour du héros éponyme à l’image de Slimane (Lucas Gridoux) et de Pierrot (Gilbert Gil). Loin d’être des seconds couteaux, ces derniers ajoutent de la nuance et de l’humour à une intrigue policière assez classique.

Contrairement aux apparences, le film est un pur produit du réalisme poétique. Si l’on retrouve la thématique du triangle amoureux, et plus généralement celle de l’amour fou et impossible, le décor du film est également caractéristique. Le récit se déroule presque uniquement dans la casbah d’Alger, entièrement reconstituée, à l’occasion, aux studios de Joinville-le-Pont. Ajouté au réalisme poétique, cet exotisme supposé donne au film une coloration quelque peu ambiguë, qui fait sourire autant qu’elle suscite le malaise. Il faut resituer le film dans son contexte. Nous sommes en 1937. L’Algérie constitue, depuis 1830, une colonie française.

S’il ne constitue pas, stricto sensu, un film à la gloire du colonialisme, Pépé le Moko réitère, cependant, un certain nombre de clichés coloniaux. On pense notamment à la manière peu reluisante, pour ne pas dire franchement raciste, dont sont figurées les femmes la casbah. Le face à face entre Inès (Line Noro) et Gaby Gould (Mireille Balin) est là encore assez évocateur. L’attitude jalouse et possessive de l’une tranche avec la beauté diaphane et le charisme de l’autre. Nostalgique de son pays, Pépé le Moko est sous le charme de la belle parisienne Gaby. À travers ces deux personnages se (re)joue une vieille dichotomie (coloniale) entre la femme orientale et occidentale. La dangerosité maléfique de la première l’oppose à la douceur naïve et mystérieuse de la seconde. Pépé le Moko réactive un orientalisme bon marché. Le film cultive une ambiguïté car l’on ne sait pas de quel côté politique il se situe. S’il n’est ni dans la propagande ni dans la dénonciation politique, le duo Duvivier-Jeanson évoque, à sa façon, le racisme des colons à l’égard des populations colonisées. En assumant l’aspect ouvertement artificiel de sa représentation de l’Orient, le tandem pouvait, ainsi, paradoxalement révéler le racisme de leurs contemporains.

Le film qui Jean Gabin

En dehors de l’aspect historique de Pépé le Moko, qui en fait un précieux document cinématographique, si ce n’est la photographie d’une époque, le film peut aussi se targuer d’être devenu un objet symbolique à part entière, célébrant la puissance d’interprétation de son acteur principal. Pépé le Moko est le film qui propulse Jean Gabin au firmament des étoiles. De ce point de vue, l’œuvre est une démonstration du talent de son interprète principal. Les dialogues ciselés d’Henri Jeanson épouse la gouaille légendaire de Gabin. Ce héros solitaire, en mal d’amour, anticipe de loin les nombreux personnages auquel le comédien prêtera son talent. Si Pépé le Moko est devenu une antonomase, que dire alors de Jean Gabin lui-même ?

L’une des réussites de Pépé le Moko tient au fait qu’il parvient paradoxalement à cristalliser les angoisses d’une époque. Situées aux antipodes de La Grande Illusion, sorti la même année, les aventures exotiques de Pépé le Moko, cet ex soldat en quête d’un impossible amour, constituaient une alternative faussement sympathique face à l’imminence de la Seconde Guerre Mondiale. Le récit de Duvivier-Jeanson est loin d’être un concentré de topoï romantiques. Vue avec des lunettes contemporaines, l’interprétation de Jean Gabin s’oppose aux incarnations ayant cours à l’époque. Il compose un personnage complexe qui semble être tout à la fois victime et bourreau, héros et antihéros. Pépé le Moko est ainsi rentré dans le club très privé des œuvres constituant à elles seules, les métonymies d’une époque. Si l’acteur peut parfois se confondre avec son rôle, il est des films qui se confondent avec leurs acteurs (et inversement). Pépé le Moko en fait partie.

Bande annoncePépé le Moko

 

 

Fiche techniquePépé le Moko

Réalisation : Julien Duvivier

Scénario : Julien Duvivier et Henri La Barthe, d’après le roman de ce dernier (sous le nom de Détective Ashelbé)

Adaptation : Jacques Constant

Dialogues : Henri Jeanson

Production : Paris Film

Distribution : Discina

Durée : 1h34

Genre : Drame romantique

Sortie : 28 janvier 1937

Pays : France

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4