Le dernier film, Elephant, d’Alan Clarke est une expérience radicale de cinéma direct. Mais cela ne dit pas tout de l’importance de le voir ou le revoir aujourd’hui.
Dix-huit scènes répètent un seul et même procédé pendant les 39 minutes de ce moyen métrage, réalisé pour la BBC et produit par Danny Boyle en 1989. Un plan large, un homme qui marche, suivi caméra à l’épaule, de dos ou ¾ dos, un meurtre, un mort. Aucun dialogue, du son direct et aucune explication ne viennent nous accompagner dans ces longues marches : juste l’écho des pas, de très grands espaces vides, des couloirs aux lignes de fuite qui donnent le vertige et une sensation de sécheresse désarmante. Où sommes-nous ? Qui sont-ils ? Pourquoi se tuent-ils ? Quelques unes de ces questions peuvent avoir des réponses. En Irlande du Nord, le film témoignant par cette allégorie de la violence du conflit religieux jusqu’alors. Mais la démarche même de l’expérience rend ces images tout à fait intemporelles et terrifiantes. C’est ce qui a permis à Gus Van Sant de le policer et d’emporter avec une partie de son corps la Palme d’or et le prix de la mise en scène à Cannes, en 2003: Elephant reprend son nom. Le contexte, encore, avait fait un Roi : les violences par armes à feu aux États-Unis étaient déjà un problème poignant et malheureusement pas suffisamment désarmant.
Le film d’Alan Clarke a pourtant tout pour l’être, pour des yeux de 2019. Quand les blockbusters les premiers chassent les interdictions au moins de 16 ans, les morts et les cadavres quittent les premiers plans, parfois les plans tout court. Nos remakes font une lecture de ce contexte de production, qui aseptise les grandes œuvres anxiogènes sur l’urbanisme débordant et ses solitudes sans voix. Beaucoup ont filmé la ville, jusqu’à l’obsession. Don Siegel a chargé L’inspecteur Harry d’y devenir anxieux pour lui. Mais cet éléphant de 89 est plein de plans vides de toute masse, l’antithèse des films à gros budgets depuis les années 70. De ces longs plans filmés caméra à l’épaule, tout se dit et se vit : de grands halls, des immeubles et des banlieues crades sans aucun repères et sans aucune âme. Les morts sont déjà damnés par ces tueurs qui marchent, venant chercher un dû qui est si facile à ramasser. La peur qui émane de ces plans et de ces séquences répétitives chasse tout ce que le cinéma pourrait avoir encore envie de chasser aujourd’hui. Pas de didactisme, pas de futilités, du cinéma littéralement sensationnel. On se questionne, on est interpellés et on est souvent dérangés et gênés. Dans un sens, ce n’est pas très agréable, mais cela vaudra toujours mieux que de ne plus rien ressentir. Ce premier Elephant a 30 ans aujourd’hui, et pour lui, il faut avoir une bonne mémoire. Se rappeler que le 7ème art vit aussi pour ce qu’il est, une radicalité certaine qui doit oublier le spectateur mais pas le spectacle, aussi morbide et mortifère soit-il. A trop favoriser le premier, on favorisera le génie des snaps d’Avengers, gestes aussi clairvoyants sur la fadeur du cinéma grand public qu’il méprise toute forme de construction cinématographique. Une émotion se commande comme un soda, d’un simple claquement de doigt. Le risque est de chasser de l’image son propre pouvoir hypnotique. Pourquoi les regardons-nous ? Pourquoi n’ai-je pas arrêté de regarder Elephant la première fois ? Et pourquoi Gus Van Sant a autant stylisé ces dix-huit séquences qui font le sel de sa palme ?
Parce que ce style raconte autant ce que nous souhaitons au cinéma ou à la télé, puisqu’Alan Clarke a travaillé exclusivement pour la BBC, que ce que l’on souhaite que nous y voyons. La mort, ça tue, mais au cinéma, rarement de la façon la plus brute qui soit. Chez Alan Clarke ici, ce dispositif plat et sans une ambition folle rappelle à lui seul pourtant toute une vacuité qui sommeille. Chacun de nos actes est souvent singé si on s’amuse à le mettre en scène. Nous posons tous instinctivement devant un appareil photo ou un objectif. Et c’est ce qui empêche le 7ème art de se poser en conquérant dans ce no man’s land pour lui qu ‘est la frontière entre documentaire et fiction. Elephant ne propose pourtant pas une démarche naturaliste assumée, mais une reconstruction d’un naturel angoissant. N’importe qui peut venir débarquer pour vous flinguer et il ne restera qu’un corps. Seul.
Elephant, d’Alan Clarke : Bande annonce
Fiche technique : Elephant
Année : 1989
Pays : Royaume-Uni
Genre : Court
Réalisé par : Alan Clarke
Avec : Gary Walker, Bill Hamilton, Michael Foyle, Danny Small, Robert J. TaylorMontage : Don O’DonovanPhotographie : Philip Dawson, John WardScénario : Bernard MacLaverty
Costumes : Maggie Donnelly
Maquillage : Kathy Carruth
Studios de production : BBC Northern Ireland