The Substance regorge de références que les amateurs du film ont pris plaisir à repérer pour mieux disséquer l’œuvre comme on le ferait avec un cadavre. Or, de toutes, celle qui semble le moins revenir est Seconds de Frankenheimer dont Coralie Fargeat emprunte pourtant comme le squelette de son long-métrage (et pourquoi pas son style visuel). L’occasion parfaite de revenir à ce chef-d’œuvre des 60s.
La seconde chance : quand le rêve américain devient un pacte faustien
Arthur Hamilton (joué par Arthur Hamilton), banquier d’âge mûr, éteint par sa routine professionnelle comme conjugale, accepte la proposition d’une organisation secrète qui lui propose de changer de vie, de nom et de visage. Il devient ainsi Antiochus « Tony » Wilson (interprété par John Randolph), plus jeune, plus beau, plus athlétique, plus intéressant, mais plus perdu que jamais. Que ferions-nous si nous avions une seconde chance de repartir à zéro avec la certitude du succès ? Et réussir sa vie, est-ce réussir dans sa vie ?
Georges Fitzgerald disait que le malheur américain était de ne pas avoir de seconde chance, histoire de ne pas commettre les erreurs déjà passées une deuxième fois. Tout individu traverse à un moment une crise qui lui apprend qu’il faut avoir déjà vécu sa vie pour savoir comment bien la vivre. Il faut avoir pourchassé les mauvais fantasmes pour comprendre quels sont les bons. Et c’est ça précisément le sujet de Seconds, le désir d’une seconde chance sur fond d’aliénation capitaliste. Quoi désirer ? Doit-on se satisfaire des mirages que la société suscite ou chercher plus loin ?
Mais y a-t-il à désirer plus loin ? Dernier volet de la trilogie de la paranoïa de Frankenheimer, Seconds continue d’explorer l’angoisse et les peurs d’une Amérique qui se prépare à son déclin, qui ne sera manifesté explicitement que dans le Nouvel Hollywood des années 70, avec son cortège de contre-culture et de discours critiques envers le pays leader du monde libre. Mais si dans les deux premiers films cités, c’était l’administration américaine, à travers son Président ou son État-major, qui était visée par cette menace sourde, Seconds soumet tout un chacun, Monsieur Tout le monde, à ce questionnement angoissant et à la responsabilité de vivre sa vie sous les auspices capitalistes.
Le film est avant tout la mise en scène d’une coupure brutale qui intervient à peu près en son milieu. Psychologique, physique mais aussi évidemment cinématographique, cette rupture, symbolisée par une opération chirurgicale lourde (d’où le titre français, L’opération diabolique), conduit également le personnage à changer d’acteur pour incarner ce passage désormais irrémédiable entre deux vies opposées. Le personnage principal, Arthur Hamilton, accepte le pacte faustien de changer de vie (quitte à faire croire à sa femme et sa fille qu’il est mort) et de – littéralement – changer de corps. On passe ainsi de l’acteur John Randolph pendant la première moitié du film, qui incarne à merveille un individu lambda (un petit employé sans histoire ni envergure) de l’establishment jusqu’aux grains de beauté disgracieux, à l’acteur Rock Hudson, dont le physique se démarque nettement de son prédécesseur pour souligner grossièrement le basculement dans une nouvelle et plus belle vie. Monsieur Tout le monde est devenu une star de cinéma et s’apprête à vivre l’American Dream. Athlétique, le sourire charmeur et l’œil vif, le désormais Wilson peut donc jouir de sa vie flambant neuve, dans ce nouveau logement californien à deux pas de la plage. Tout a été méticuleusement organisé, orchestré – littéralement mis-en-scène – pour que l’expérience (dirait-on aujourd’hui dans le sillage des sites de réservations de voyage en ligne) soit parfaite.
La scène de la bacchanale : une métaphore des illusions consuméristes et du chaos intérieur
Comme le dit le philosophe Slavoj Zizek quand il parle du cinéma américain, dans leur imaginaire et le nôtre, la Californie et ses plages ensoleillées des années 50 incarnent à merveille le paradis fantasmatique du rêve américain – chaque individu doit pouvoir s’y accomplir à l’extrême dans le respect de la communauté. La jouissance consumériste doit se coupler d’une perfection individualiste et narcissique de soi. C’est précisément ce genre de vignette d’Épinal, sorti tout droit d’un magazine de l’ère Eisenhower au papier glacé, à laquelle se livre la scène centrale du film qui marque la transformation du rêve en cauchemar capitaliste pour le personnage de Wilson et pour nous-mêmes.
La jeune et belle Nora, dont Wilson vient opportunément de faire connaissance, l’emmène festoyer avec la nouvelle communauté, et ce, en pleine journée et à l’extérieur. Un petit social-gathering innocent ? Non, bien entendu. La scène est aussi impressionnante que symbolique puisqu’elle déroule rien de moins qu’une bacchanale californienne où les convives pétrissent le raisin en dansant nus dans la cuve jusqu’à finir en une orgie – explicite. Au départ, et comme depuis le début du film, le spectateur épouse le regard de Hamilton / Wilson devant un spectacle dont la spontanéité frôle l’incongruité. Puis, la scène s’allonge et Wilson se prend au jeu, s’enivre, alors que nous nous dissocions de son point de vue et que les gros plans, les jump cuts sur les rires, les pieds et les bouches avinées deviennent de plus en plus angoissants.
À elle seule, cette scène reproduit comme de façon métonymique le regard que la caméra porte sur son sujet : d’abord séduisante, l’idée de la deuxième chance existentielle, censée rebooster notre énergie de vivre, se révèle ensuite tout aussi aliénante que la monotonie de l’existence antérieure. Enfoncé dans une routine à laquelle nous convie une société qui ne sait se reproduire qu’en imaginant des rêves dépourvus de réalité, la seconde chance qu’on nous propose ne peut être qu’un rêve et un cauchemar en même temps. La jouissance facile laisse subitement, quasi immédiatement, place à la peur d’une vacuité qui est celle de la société tout entière et du personnage, captée par l’artificialité de toute cette mise-en-scène. Ainsi Nora, qui s’annonce comme la romance promise à Wilson, n’était qu’une employée (an employee – le mot est répété avec dégoût). Le gros plan sur l’œil interloqué qui ouvre le film ne symbolise pas la conscience comme dans le cas de Blade Runner, mais la culpabilité intérieure que l’on se porte, pour prix de ne se tenir jamais à la hauteur du bonheur factice que nous promet la société.
Exploration de l’angoisse quotidienne et des illusions dans Seconds de Frankenheimer
C’est que pour comprendre ce film, il faut nécessairement se plonger dans la psychologie des personnages qui est en fait montrée sans cesse à l’écran. Seconds se propose d’être un drame psychologique qui révèle le propos existentiel sous-jacent ou adjacent car lui-même ne cesse d’apparaître dans le cadre. Et s’il en est ainsi, c’est que Frankenheimer reprend une esthétique au fond très expressionniste et des plus classiques à ce niveau-là. Dès l’ouverture magistrale dans la gare de Grand Central, le spectateur est assailli par la mise en scène qui multiplie les effets sentis comme étranges et qui rappellent sans équivoque l’esthétique de Fritz Lang (Le Docteur Mabuse mais aussi le très tardif L’incroyable vérité). De même, la scène torturée du cauchemar du viol, dont la pièce centrale semble dotée de murs blancs et blafards qui s’étendent jusqu’à l’infini, dont le maillage des dalles qui la tapissent semble faire directement écho au labyrinthe mental que traverse alors Hamilton, grossit quelques aspects stylistiques qui rappellent le très classique Cabinet du Docteur Caligari. Frankenheimer use à foison de ruptures de perspectives, de gros plans qui semblent à première vue gratuits pour renforcer le sentiment permanent de claustration, qu’il combine à des valeurs focales déstabilisantes pour mieux souligner l’angoisse démesurée et, pour le spectateur, incompréhensible que ressent Hamilton / Wilson. Que le regard du personnage soit dans le cadre, perdu, grossi, enfermé, à la dérive, halluciné, drogué, affable, torve – le spectateur a la sensation envahissante et omniprésente d’assister au décalage fondamental du personnage – sous l’œil de la caméra et dans sa vie.
Le coup de génie de Frankenheimer aura été d’appliquer ce style à l’ordinaire de la vie consumériste capitaliste et patriarcale des années 1960, prélude cynique à la désorientation généralisée qui sera un des thèmes majeurs du Nouvel Hollywood des années 1970. Le job soporifique de l’establishment, le transport du bureau jusqu’à la banlieue terne, mais aussi le couple qui s’aime profondément et qui n’est pas écartelé par le manque d’amour mais par l’aspect dérisoire de cette vie monotone. Voilà l’idée qui structure Seconds : ce qui apparaît dans le cadre, c’est le frisson extatique du consumérisme américain mais sans son enrobage publicitaire. Le rêve américain brusquement enfoncé dans une réalité décevante et morne, n’est rien d’autre que la sienne. D’où l’impossibilité d’habiter sereinement un espace qui apparaît étouffant dès le premier plan du film : un œil écarquillé qu’on dirait toujours à la limite de la révulsion et qui nous observe fixement et bizarrement.
Ainsi, la première partie du film expose la banalité d’une existence qu’on saurait tous imaginer, et comme il y a dû en avoir des millions, mais la mise en scène expressionniste y dévoile ostensiblement que cette trivialité est traversée d’un malaise qui a du mal à s’exprimer parce qu’il n’y a, à proprement parler, rien d’autre à désirer. Hamilton habite là où le rêve américain et ses efforts de self made man blanc, imagine-t-on, l’a conduit. Une scène très évocatrice à ce sujet décrit Arthur comme devant raconter ce que précisément il aime ou aimerait conserver dans sa vie actuelle – juste avant la seconde chance. John Randolph joue admirablement bien ce malaise retenu qui semble venir d’un problème d’expression : comment dire que l’objet de mon désir – d’ores et déjà réalisé – ne semble pas être le mien, comment verbaliser le fait que ma vie ne peut être qu’un faux semblant décevant ? Pressé de parler, il évoque les dernières années avec sa femme – avec qui, une fois de plus, aucune ombre ne semble entacher le tableau. Se reprenant à plusieurs reprises, il lâche enfin le morceau : we hardly ever… ever… ever… showed much affection. La sexualité qu’on dirait avec nos esprits postmodernes brimée en ces temps-là ne pouvait même pas avoir lieu. L’amour était sans doute présent, celui pour sa fille aussi, le degré d’investissement pour son job aussi, pourquoi pas, mais l’énergie ne circule pas ou plus, le désir ne passe plus dans les actions. Par conséquent, ne restent plus que des routines perpétrées par des fantômes ou des zombies. Laissés tels dans la déréliction parce qu’il n’y a rien à désirer dans cette vie qui n’a en fait rien de désirable. Tous ces désirs et cet amour étaient en réalité déjà marqués par l’artificialité, comme de simples étiquettes sur des marchandises prêtes à être consommées et digérées – rien de vrai ne réussit à passer.
De Caligari à Nixon : les illusions brisées d’une Amérique en crise
Voilà pourquoi tous les personnages de la communauté utopique californienne se révèlent être eux aussi des clients de la firme, des seconds qui passent désormais leur temps à s’ajuster au rêve pré-fabriqué qu’on leur a vendu. Finalement, que font-ils de plus, de mieux, de différent de leur vie d’avant ? Le malaise d’Hamilton / Wilson est donc une conséquence tout à fait logique et annonce le Néo de Matrix contre Cypher qui accepte le mensonge pourvu que celui-ci soit confortable.
Ainsi, de toutes ces angoisses, la scène la plus déstabilisante et marquante est celle du retour. Wilson revient voir la femme d’Hamilton sous un faux prétexte. Pourquoi ? Il ne semble pas vraiment le savoir car la vérité est imprononçable. Tout juste se rend-il compte que son ex-femme partageait la même amertume quant à leur relation, et la même souffrance face à l’absence de désir et de sexualité. Peut-être qu’une discussion aurait réglé le problème ? Peut-être qu’en changeant de partenaire ? Ce qui compte, c’est que précisément tout cela n’a pas réellement compté ; écrasés sous le poids des conventions et des images, leur couple n’a été qu’une autre image, quelconque et reproductible à l’infini, une marchandise publicitaire de plus.
L’image n’est donc pas le moyen cinématographique ici, elle en est le sujet. L’aliénation était présente dans le cadre depuis le début. De ce point de vue là, les références appuyées au cinéma expressionniste sont à la fois des techniques particulièrement adaptées au sujet choisis mais n’en fonctionnent pas moins comme des références bienvenues. Faire surgir l’histoire du cinéma, c’est aussi convoquer le cœur même du problème : l’usine à rêves hollywoodien et la manufacture de désirs artificiels que produit l’Amérique. Et Coralie Fargeat (réalisatrice du film The Substance de 2024) s’en souviendra avec gourmandise dans The Substance. La banlieue pavillonnaire est à la fois un rêve et un cauchemar dans le film, tout comme la bacchanale fonctionne comme annonciatrice d’une solution hippie qui ne saura rien combler, puisqu’elle se propose de satisfaire un désir artificiel avec une jouissance factice. Le désir d’un assouvissement parfait et l’impossibilité de l’obtenir à volonté dans le monde réel ont conjointement produit une tension qui a fini par s’avérer intenable. La fin qu’on ne dévoilera pas ici, est le seul point final logique.
Finalement, l’angoisse est ce qui sauve non pas le film mais, nous, spectateurs, en nous révélant que toutes les images d’Hollywood n’ont pas pu nous conditionner au point de vouloir oublier le réel – de vouloir être un second. Nous savons que nous serions aussi paniqués que Wilson tout en reconnaissant que nous aurions pu faire le choix de Hamilton.
Bande-annonce : Seconds – L’Opération diabolique
Fiche technique : Seconds – L’Opération diabolique
Titre original : Seconds
Aussi connu sous le nom de : Seconds – L’Opération diabolique
Réalisateur : John Frankenheimer
Scénariste : Lewis John Carlino
Producteur : Edward Lewis
Distributeur : Lost Films
Date de sortie (États-Unis) : 2 octobre 1966
Date de sortie (France) : 12 avril 1967
Bande originale : I.Q. / Seconds
Année : 1966
Genres : Science-fiction, Drame, Thriller