Durant ce mois de mai, Le Mag du ciné se penche sur le thème des tueurs en série. Aujourd’hui, la rédac vous propose un focus sur Entre ses mains d’Anne Fontaine, un thriller intimiste à la française qui revient sur les états d’âme et la culpabilité d’un tueur en série torturé, finalement victime de ses pulsions, mais plus encore, de sa propre humanité. Les serial killers seraient-ils capables d’éprouver des sentiments ?
Synopsis : À Lille, Claire, 30 ans, travaille dans les assurances. À cause d’un dégât des eaux, Laurent Kessler, vétérinaire, vient la voir pour s’occuper de son sinistre. De cette rencontre nait une relation ambiguë. Claire est mariée, mère d’une petite fille, Pauline. Laurent est un infatigable séducteur qui insiste pour revoir Claire le plus souvent possible. Parfois jovial, parfois déprimé, Laurent laisse une impression forte à Claire, pendant qu’un tueur en série rôde dans cette agglomération lilloise. Ce tueur s’attaque exclusivement aux femmes et les tue en leur tranchant la gorge avec un scalpel, et Claire est prise de doute sur la véritable identité de Laurent.
A l’époque nommé aux César dans les catégories meilleure actrice, meilleur acteur, et meilleure adaptation, Entre ses mains d’Anne Fontaine s’impose comme un film de l’intime qui parvient à transcender et à s’approprier le thème très spectaculaire des tueurs en série pour le transformer en ressort dramatique aussi puissant que tragique, au service d’une romance trouble qui finira par mettre en lumière un thème rarement abordé au cinéma : la culpabilité chez le serial killer. Portrait d’un assassin torturé.
Attention, cette critique contient des spoils.
Une ville sans histoire
Alors que l’on pourrait s’attendre à ce que les tueurs en série, souvent portés à l’écran à Hollywood et dans les fictions scandinaves, sévissent dans des grandes agglomérations ou dans des coins reculés particulièrement angoissants, ici, Anne Fontaine place son intrigue dans la métropole lilloise, au Nord de la France, pendant la période des fêtes. A plusieurs occasions, on verra les protagonistes se promener sur la Grand Place, arpenter les petites rues de la vieille ville, ou bien se laisser tenter par un tour de grande roue ou une visite au zoo. Souvent, les paysages, tranquilles, sont bercés par les lumières des décorations de fin d’année, installées un peu partout dans la ville. Et si l’existence d’un tueur en série est effectivement évoquée au détour de flash information à la radio ou de reportages télévisés, l’atmosphère du film échappe à tout spectaculaire et n’en reste pas moins ancrée dans une réalité très calme et très quotidienne, loin de tout drame et de tout fait divers.
Les personnages mènent tranquillement leur vie. D’un côté, Claire, employée d’une compagnie d’assurance sans histoire, mange au restaurant d’entreprise, fait des pilates avec sa meilleure amie et collègue, ou bien emmène sa fillette à la danse après l’école. Elle partage son existence entre son travail, des petits week-ends en famille à la plage, et des virées shopping dans les boutiques lilloises, et s’autorise parfois quelques sorties dans les bars et restaurants du centre. Son mari, photographe, travaille à son exposition, et sa meilleure amie Valérie, qui vit seule avec son chat, cherche le grand amour. De l’autre, Laurent, vétérinaire, passe ses journées en consultation, à son cabinet ou bien au zoo, et emploie son temps libre à draguer en boîte. En somme, le spectateur est immergé dans une routine aussi plate que familière : tout est calme, rien ne sort de l’ordinaire. C’est normal, à la limite de l’ennui.
Cette morosité ambiante étonne d’abord, puisque le contexte semble peu propice à poser les jalons d’une histoire de serial killer. Mais justement, le film semble prendre le parti d’introduire l’extraordinaire dans le quotidien, par petites touches, pour semer le trouble chez le spectateur, qui, comme l’héroïne, sort progressivement de sa torpeur pour vivre une rencontre hors du commun qui va venir bouleverser les carcans de son existence bien rangée et faire voler en éclat ses certitudes, toujours avec cette touche intimiste propre au cinéma français, qui évite de tomber dans l’écueil de toute démesure.
Une rencontre
Claire est une jeune mère de famille posée et sage, qui semble justement s’accommoder de son quotidien sans histoire. Lorsqu’il la rencontre, Laurent dit d’elle qu’elle semble rassurante, et qu’elle a l’air d’une bonne mère, capable de faire « oublier les malheurs et les catastrophes ». Cette femme douce et à l’écoute semble séduire le vétérinaire, qui ne cesse de provoquer les rencontres. Là où certains y verraient du harcèlement, Claire, qui semble vouloir déceler le bien chez ceux qu’elle croise, y voit plutôt un jeu de séduction intriguant, et paraît intéressée par cet homme sombre, qui s’exprime avec gravité et fatalité, allant jusqu’à affirmer sa prédisposition tragique et assenant à son interlocutrice des pensées aussi catégoriques que pessimistes, comme lorsqu’il déclare « on ne connaît jamais personne. On ne se connaît même pas soi-même ».
Rapidement, leur relation va prendre un virage intime, qui semble répondre aux désirs de Laurent, qui explique à Claire sa volonté de rentrer dans l’intime rapidement, sans avoir de temps à perdre pour le reste. Et c’est bien là, la clef de la relation qui va les unir. Alors que Laurent, dès la scène d’introduction, exprime une vision du monde assez amère et cynique, n’y voyant que duperie, mensonge et mesquinerie, ses certitudes sont remises en question par sa rencontre avec Claire, altruiste et bienveillante, qui place l’aide envers les autres, la sincérité et le facteur humain au cœur de son travail, mais également de sa vie privée. On comprend alors que le film n’aura de cesse d’interroger les limites de cette humanité, dont il est question dès les premières minutes, et qui reste sous-jacente durant tout le récit. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le personnage de Laurent est vétérinaire : cela met à la fois en avant sa misanthropie et sa préférence pour le genre animal, tout en établissant un parallèle avec sa propre animalité, qu’il tente de soigner et d’anesthésier en vain.
Et c’est ainsi que Claire tombe progressivement sous le charme de cet homme troublant et étonnant, dont l’humeur changeante et le caractère instable ne font qu’épaissir le mystère. Tantôt affable, tantôt sombre ; tantôt bavard, tantôt mutique ; tantôt séducteur et avenant, tantôt dépressif et inquiétant, Laurent n’est pas simple à cerner, et semble montrer une certaine vulnérabilité en présence de Claire, dont il paraît chercher la compagnie comme une bouée de secours, puisqu’il ira jusqu’à l’implorer de ne pas le laisser seul, laissant supposer qu’il serait capable du pire s’il restait livré à lui-même. Et si Claire, comme son nom l’indique, représente la lumière, elle va justement être attirée par les ténèbres en s’attachant à cet homme singulier, qui lui fait connaître des sentiments qu’elle ne pensait plus vivre : la surprise, l’inquiétude, l’effroi, la compassion, et le désir sexuel. Séduite, Claire baisse sa garde et tombe amoureuse. Mais, si on y prête attention, la naissance de tels sentiments chez Claire n’est pas surprenante, puisqu’elle déclare, au début du film, éprouver une certaine forme de fascination pour les sinistres. C’est donc consciemment que le personnage se laisse emporter par cette relation, « sans trop savoir où elle va ». En ce sens, l’héroïne devient la personnification d’un topos bien connu de films de tueurs en série, à savoir la groupie ordinaire irrépressiblement attirée par le danger que représentent ces prédateurs, dont l’horreur n’a d’égale que la fascination qu’ils exercent.
Humain, trop humain
Si le film reste loin des clichés spectaculaires du genre, il n’en ignore pas pour autant quelques passages obligés. Déjà, le personnage est vétérinaire : il sauve des vies, certes, mais il peut aussi en prendre, puisqu’il tient, entre ses mains, des outils chirurgicaux qui peuvent s’avérer fatals, mais surtout la vie des animaux qu’il opère, sur qui il a tout pouvoir. En ce sens, comme la plupart des serial killers, Laurent éprouve un besoin de contrôle, qu’il exerce sur plus faible que lui.
Par ailleurs, même si le héros nous dévoile peu de choses sur sa vie, on découvre qu’il avait un père bipolaire, et qu’il entretient des relations très conflictuelles avec sa mère. Apparemment fils unique, il n’a pas d’attaches et donne l’impression de n’avoir vécu que des drames. On le sait, l’historique familial et l’enfance des tueurs en série sont souvent des éléments cruciaux qui permettent de mieux comprendre leurs prédispositions et de les expliquer à l’aune des malheurs qu’ils ont vécus, et Laurent n’échappe pas à la règle. Torturé et souvent triste, il s’exprime le plus souvent au passé, comme si sa vie était déjà derrière lui, et évoque ses regrets face à une Claire mal à l’aise, avant de déclarer : « C’est difficile de savoir ce qu’il y a dans la tête des gens ». Plus tard, il dira « J’ai une personnalité contrastée », et affirmera « Si j’avais été pompier, je serais sans doute devenu pyromane », ce que l’on pourrait prendre pour une boutade, ce qui n’est pas le cas, lorsque l’on sait que le personnage « dit toujours ce qu’il pense, même lorsqu’il a l’air de plaisanter ».
Cette opacité et cette noirceur, mêlées au fatalisme que le personnage semble porter en lui, commencent à semer le doute chez Claire, sentiment de malaise qui n’est que renforcé par les annonces des journalistes qui évoquent les meurtres de plus en plus rapprochés du tueur de Lille, manifestement en proie à un sentiment d’urgence, « pris par le temps ».
Quelle est cette urgence ? Car plus Laurent semble tomber amoureux de Claire, plus il est perturbé. Il boit « pour se nettoyer de l’intérieur ; parce qu’il en a besoin », chasse de plus en plus de femmes en boîte et multiplie les virées nocturnes, annule ses consultations ; il perd pied, alors même qu’il annonce à Claire : « Je n’ai jamais été amoureux, je ne sais pas ce que ça fait. Peut-être que je pourrais te dire des trucs, à toi ». Quel est cet étrange besoin de confession ?
Au fur et à mesure que l’intrigue se déroule sous nos yeux, les soupçons s’immiscent avant de laisser place à la certitude : les indices s’accumulent, et Claire ne peut plus feindre d’ignorer ce qu’elle sait depuis le début. Laurent est bien le tueur de Lille ; et il a tout fait pour que Claire le sache, espérant presque qu’elle le dénonce. « Il a fait une folie ». A cet instant, on comprend que le tueur, qui déclare haut et fort « ne plus rien en avoir à foutre », a tout de suite vu en Claire l’instrument d’un salut qu’il n’attendait plus, allant jusqu’à implorer la délivrance dans une scène finale forte, où Laurent, dépassé par ses propres pulsions et acculé par l’humanité qui s’est instillée en lui, lance un ultime appel à l’aide à Claire. En ce sens, on comprend que ce n’est pas un hasard si les deux personnages ce sont rencontrés suite à un dégât des eaux : à l’image du sous-sol de son cabinet qui a été inondé à cause d’une brèche venue de l’extérieur, l’âme de Laurent est à son tour submergée par une vague d’humanité, tourment provoqué par sa rencontre avec Claire, qui semble, malgré elle, avoir ouvert une faille, elle aussi. A tel point, que Laurent finira par se suicider avec un scalpel, arme qui a servi à tous ses crimes précédents.
En conclusion, avec Entre ses mains, Anne Fontaine bouleverse les codes du genre en humanisant la figure du tueur en série, en lui attribuant des sentiments et des états d’âme ; phénomène assez rare dans la mythologie des serial killers, allant jusqu’à briser un tabou : les tueurs sont-ils capables d’éprouver de la culpabilité ? En tous les cas, cette fiction est plus transgressive qu’elle n’y paraît, puisqu’elle renverse la situation en nous faisant éprouver de l’empathie à l’égard d’un homme prisonnier de ses propres pulsions, tandis que l’héroïne, au départ pure et insoupçonnable, déjoue tout manichéisme et devient potentiellement une suspecte, puisqu’il est sous-entendu qu’elle a sciemment laissé un tueur en liberté alors qu’elle en connaissait la nature, en plus d’avoir provoqué chez cet homme une crise identitaire fatale. Et si finalement, c’était elle, le véritable instrument de mort ? Le film laisse planer des doutes sans jamais trop y répondre, et nous livre un récit de l’intime qui hante encore longtemps après le visionnage.
Entre ses mains : Bande annonce
Entre ses main : Fiche technique
Réalisation : Anne Fontaine
Scénario : Julien Boivent et Anne Fontaine, d’après le roman Les Kangourous, de Dominique Barbéris
Production : Philippe Carcassonne, Bruno Pésery et Dominique Janne
Interprètes : Isabelle Carré (Claire Gauthier), Benoît Poelvoorde (Laurent Kessler), Jonathan Zaccaï (Fabrice Gauthier), Valérie Donzelli (Valérie)
Photographie : Denis Lenoir
Montage : Luc Barnier et Philippe Ravoet
Musique : Pascal Dusapin
Sociétés de production : Soudaine Compagnie, Ciné B, K-Star
Société de distribution : Pathé
Genre : drame, thriller intime
Durée : 87 min
Date de sortie : 21 septembre 2005
France, Belgique – 2005