La musique habille le cinéma : Stanley Kubrick ne le nierait pas. Il est l’un des plus grands réalisateurs de l’histoire du cinéma, et son perfectionnisme connu de tous n’y est pas étranger. Soucieux du moindre détail, il utilise la musique comme élément scénaristique, quitte à se la réapproprier. Très vite, il se penche vers des musiques déjà existantes pour accompagner ses films. Quoi de mieux que de se tourner vers le pouvoir de la musique classique ?
La légende musicale
Stanley Kubrick utilise pour la musique classique pour la première fois dans l’incontournable 2001, L’Odyssée de l’Espace. La séquence d’introduction du film est devenue mythique, si bien que le compositeur original, Richard Strauss, est parfois relégué au second plan. En effet, lorsque les premières notes d’Ainsi Parlait Zarathoustra résonnent, bien des personnes vont d’abord penser au film de Kubrick. Voilà toute l’importance de la musique classique chez le cinéaste. Il ne reprend pas seulement ce qui existe déjà : il forge sa légende musicale.
La personnification de la musique classique
Chez Kubrick, la musique classique permet également de souligner l’histoire et d’en révéler son sens. Dans le livre Kubrick de Michel Ciment, il s’explique : « (…) quand la musique convient à un film, elle lui ajoute une dimension que rien d’autre ne pourrait lui donner. Elle est de toute première importance ». Pour lui, les compositeurs de son temps sont bien moins puissants que les compositeurs classiques. Ces derniers, au lieu de créer pour les films, composent des pièces à part entière, donc autosuffisantes. De ce fait, lorsqu’elles sont choisies pour faire partie d’un film, elles en révèlent le sens.
Toujours à propos de 2001, L’Odyssée de l’Espace, Kubrick s’exprime sur l’utilisation du Beau Danube bleu de Johann Strauss. Michel Ciment, dans le même livre cité plus haut, écrit : « L’idée brillante d’utiliser Le Danube évoque non seulement la musique des sphères avec un humour délicieusement enjoué, mais ajoute une note de cette nostalgie caractéristique de Kubrick pour l’époque où la mélodie de Johann Strauss berçait les voyageurs à bord de la grande roue du Prater de Vienne« . La musique classique est donc malléable, ce qui correspond parfaitement au désir insatiable de contrôle du réalisateur.
Le cas Orange Mécanique
Avec Orange Mécanique, c’est tout un répertoire classique qui passe sous les mains aguerries de Wendy Carlos, la compositrice du film. Dans le livre d’Anthony Burgess, Alex deLarge est un grand amateur de musique classique. Burgess cite Beethoven, ou encore Mozart, mais c’est surtout le premier qu’Alex adule. Kubrick reprend l’obsession du protagoniste et de nombreuses œuvres de Beethoven parsèment le long-métrage.
Une séquence mémorable nous vient tout de suite à l’esprit pour qualifier le lien entre la musique et l’image : celle où Alex écoute la neuvième symphonie de Beethoven dans sa chambre. Alors que l’oeuvre de Beethoven exalte l’amour et la fraternité, Alex l’utilise seulement par satisfaction vitale et perverse. Dans la séquence, lorsque le rythme de la musique classique s’accélère, des plans successifs s’enchaînent sur les statues du Christ. Ces plans montrent toutes les parties de son corps. Le montage est effréné et suit le rythme de la symphonie, comme si les statues dansaient sur la musique alors qu’elles sont immobiles.
Puis la musique se calme, et l’on voit Alex en état de transe devant tant de beauté. Il s’exclame : « Oh, it was gorgeousness and gorgeosity made flesh. It was like a bird of rarest spun heavenmetal, or like silvery wine flowing in a spaceship, gravity all nonsense now« . Cette phrase peut se traduire par : « Oh, c’était la splendeur et la magnificence qui se transformaient en chair. C’était comme un oiseau du plus rare métal céleste filé, ou comme le vin argenté coulant dans un vaisseau spatial : la gravité n’a plus de sens maintenant« . La musique classique devient presque un personnage, voire un moyen de créer des images. C’est cette idée que Kubrick mettra en place tout au long de sa carrière.
Par ailleurs, Kubrick se réapproprie la musique classique d’une autre manière, grâce à Wendy Carlos. Cette dernière utilise un instrument de musique nouveau à cette époque : le synthétiseur moog. La musique classique se modernise. Ainsi, que ce soit le Funeral of Queen Mary d’Henry Purcell ou L’ode à la joie de Beethoven, la musique est remaniée pour correspondre à l’atmosphère étrange et dérangeante d’Orange Mécanique.
Barry Lyndon et Eyes Wide Shut, à la croisée musicale
Barry Lyndon est un film d’époque, ce qui s’accorde parfaitement avec la musique classique. Cette fois-ci, pas de retouche musicale, Kubrick laisse les œuvres s’exprimer pleinement. On retrouve ainsi des compositeurs du XVIIIe siècle comme Mozart et sa Marche d’Idoménée ou Bach et son Concerto pour deux clavecins et orchestre en do mineur. Nous retrouvons également la Sarabande d’Haendel, qui revient à plusieurs reprises dans le film. Mais c’est la musique des scènes de duel qui s’ancre davantage dans les esprits. Les seules retouches du long-métrage sont créées par Léonard Rosenman, le compositeur du film. Il reprend quelques notes de la Sarabande en n’utilisant qu’une basse et une cymbale. Cet arrangement, couplé au silence assourdissant des scènes de duel, accentuent drastiquement leur tension. Il donne l’impression d’une fatalité, comme s’il sonnaient les derniers instants des personnages.
Quant à Eyes Wide Shut, le dernier film de Stanley Kubrick, la Valse n°2 de Shostakovitch, résonne dès la scène d’ouverture. A l’image de 2001, l’Odyssée de l’Espace et d’Orange Mécanique, la musique classique se fait entendre dès le début du film. Elle devient même un symbole du cinéma de Kubrick. Ainsi, dès le début du long-métrage, le spectateur expérience une symphonie musicale et picturale. Cette symphonie se mélange pour créer un ensemble unique. Kubrick désacralise même la musique classique en laissant Nicole Kidman aller aux toilettes sur les notes de la valse de Chostakovitch !
Ainsi, la musique classique pour Stanley Kubrick raconte une histoire. Elle est vivante, prête à s’offrir pour justifier un récit ou au contraire pour le contraster. Le cinéaste ne sépare pas l’image de la musique. Il reprend des morceaux déjà existants et qu’il estime pour les transporter dans des œuvres contemporaines. Le génie de Kubrick se mesure notamment par cette richesse musicale, si caractéristique de sa filmographie ! Après tout, n’est-ce pas lui qui affirme : « Ce qu’il y a de mieux dans un film, c’est lorsque les images et la musique créent l’effet (…). Je serais intéressé de faire un film sans aucun mots (…). On pourrait imaginer un film où les images et la musique seraient utilisées d’une façon poétique ou musicale » ?
Note : je me suis aidée du livre Les archives Stanley Kubrick, aux éditions Taschen et édité par Alison Castle, pour écrire cet article.