Enfance et Cinéma : Les Enfants de la crise, ou le conflit des générations

Jules Chambry Rédacteur LeMagduCiné

Parmi les nombreux films mettant les enfants sur le devant de la scène, éclipsant totalement le monde adulte, peu sont aussi marquants et éblouissants que Les Enfants de la crise de William A. Wellman, sorti en 1933. Et c’est toute l’histoire de la Grande Dépression qui se cristallise dans ce trio mémorable d’adolescents en perdition.

Les Enfants de la crise offre un regard alternatif appréciable au chef-d’œuvre de dramaturgie qu’est Les Raisins de la colère, qui, en 1940, deviendra la plus belle et définitive mise en images de la Grande Dépression qui frappa les États-Unis dans les années 30. Sombre, déchirant, tragique, le film de John Ford ne sera ponctué que de très maigres moments de légèreté. Au contraire, sans être moins dramatique, le film de Wellman propose un équilibre constant entre comédie légère (aux allures surprenantes, parfois, de teen-movie avant l’heure) et tragédie sociale d’une gravité parfois inattendue.

Les Enfants de la crise est un film sur la déchéance. Des adolescents, étudiants a priori plutôt correctement lotis, se retrouvent d’un moment à l’autre en bas de l’échelle sociale. La mort d’une mère, la perte d’emploi d’un père, l’impossibilité de nourrir tous les enfants d’un foyer : telles sont les causes plus ou moins soudaines de cette déchéance. Pourtant, le film s’ouvre sur un bal d’écoliers tous mieux habillés les uns que les autres, costumes bien dressés et robes déployées, où des dizaines de jeunes jouent aux adultes. Certains dansent, d’autres se pavanent en voiture décapotable avec de jolies demoiselles à l’arrière, quand un autre, ne pouvant acheter un billet d’entrée, se déguise en fille pour profiter de l’entrée gratuite qui leur est accordée. Tout va bien dans le meilleur des mondes, et l’on se croirait presque dans une scène de fin de film pour adolescents où tous les problèmes sont réglés, le happy-end n’ayant plus qu’à clore le récit.

Mais une fois rentré à la maison, Eddie, le personnage principal, est frappé de plein fouet par la réalité. À la volonté d’aider un camarade dans le besoin se substitue la nécessité nouvelle de sa propre survie, son père, unique source de revenus familiale, venant d’être licencié. Mais il ne faut rien dire, garder la face, par honte de révéler aux autres son abrupte pauvreté. « Je ne veux pas qu’on sache que j’ai des problèmes », lui disait son meilleur ami Tommy, quelques instants plus tôt, alors qu’il lui confessait n’avoir plus d’argent pour nourrir sa famille. Un détail cristallise ce basculement : la part de tarte qu’Eddie se sert en rentrant chez lui. D’abord, il coupe une maigre part qu’il laisse dans le réfrigérateur et s’en va dans sa chambre avec le reste du gâteau, quasi entier. Mais après que son père lui a annoncé la perte de son emploi et la difficulté que sa famille aura pour subsister, il échange son énorme part contre celle, toute fine, qu’il avait dans un premier temps laissée pour ses parents. En troquant sa gourmandise contre un rationnement raisonnable, Eddie effectue un premier acte de solidarité et de sacrifice, presque imperceptible – la caméra n’insistant pas dessus, c’est un détail qui peut facilement échapper au spectateur lors d’un premier visionnage. Tout le reste du film sera dans la continuité de cet acte de sacrifice originel, qui n’a l’air de rien mais qui signifie déjà beaucoup. La suite logique, bien que démesurée par rapport à ce bref acte de générosité, sera d’abandonner le foyer et les études pour alléger la charge de ses parents et trouver du travail.

La crise sociale et financière trouve une première matérialisation dans la perte des biens matériels, justement. On annule la commande d’un nouveau costume, on vend la voiture dans laquelle toute la bande de copains frimait, on délaisse la tenue de soirée pour des vieux pantalons rapiécés, les cheveux coquettement coiffés pour une mèche rebelle dissimulée derrière un béret chaud. La perte de la voiture, en plus d’être un théâtre pétri de souvenirs de leurs enfantillages, est évidemment le symbole d’une perte de liberté : ces jeunes ne vont plus où ils veulent, quand ils veulent, mais deviennent les passagers clandestins d’un train qu’ils ne contrôlent pas, qui les mènent à une destination indéterminée et dont ils ne seront jamais les bienvenus.

Ces gosses qui jouaient aux adultes à bord de leur décapotable sont désormais forcés d’être réellement des adultes, en allant travailler, en se soumettant non plus à l’autorité parentale mais à la loi, au code civil, à la justice. Tout à coup, ils doivent faire face à la clandestinité, à la mort, aux accidents, et même au viol. Et lorsque leur puérilité irrépressible resurgit, à travers le divertissement notamment, leur amusement semble irrémédiablement feint, vain, impossible. Ce qui fait des Enfants de la crise un film bouleversant, c’est cet échec de l’enfance, ce monde en crise qui refuse à ces mômes le droit d’en être : à chaque tentative d’enfantillage répond immédiatement un pleur trop lourd à contenir. Eddie « joue à la bagarre » avec son père, avant de fondre en larmes dans ses bras. Il taquine son ami, blessé, avant de sécher de nouveaux pleurs contre lui. Il se lance dans des cabrioles pour laisser éclater sa joie, avant de s’arrêter soudainement et de poser un regard d’une tristesse infinie sur son ami estropié, qui, lui, ne pourra plus jamais sauter. Tout au long du film, chaque lueur d’espoir et de bonheur est tuée dans l’œuf. Il faut fuir, toujours fuir : fuir la misère, fuir la police, fuir la loi, et toute brève mise en suspens de cette fuite les menace d’un malheur encore plus grand.

Si Wellman accouche, en l’espace d’une petite heure et quart, d’un tel chef-d’œuvre, c’est qu’il entrevoit la possibilité d’une réconciliation, entre une communauté de gamins pleins d’énergie et de volonté mais auquel répond un monde adulte désabusé et symboliquement infanticide. Les Enfants de la crise est un film sur cette fracture générationnelle, qui devient béante durant les crises sociales de grande ampleur comme le fut la Grande Dépression. Un drame aux allures de road movie éblouissant d’amitié, de sincérité, d’élégance, dans un contexte d’une gravité telle qu’aucune fin heureuse ne paraît envisageable. Un film marqué par des regards inoubliables, des larmes d’autant plus déchirantes qu’elle sont retenues et honteuses, de jeunes acteurs d’une justesse absolue dans leur interprétation. Un film sur la séparation, sur le passage à l’âge adulte à travers l’acceptation de l’autorité, du moment où celle-ci semble juste. Car ce n’est finalement que par le dialogue, et non la punition, qu’une société peut espérer de sa jeunesse qu’elle la tire vers un avenir meilleur.

Bande-annonce :

Synopsis : Pendant la Grande Dépression des années 1930 aux USA des centaines de milliers d’adolescents miséreux, les Hobos, se retrouvent à errer sur les routes, tenaillés par la faim et traqués par la police …

Fiche technique :

Réalisation : William A. Wellman
Scénario : Daniel Ahern, Earl Baldwin
Distribution : Frankie Darro, Edwin Phillips, Dorothy Coonan Wellman
Société de production : First National Pictures
Genre : Drame, aventure
Durée : 68 minutes
Pays d’origine : États-Unis
Date de sortie :

 

 

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