Rescapé de l’Holocauste, Jack Garfein est The Wild One qui a rapidement apprivoisé les subtilités de la performance d’acteur, avant de révéler d’autres talents qui partagent avec lui ce croisement entre les expériences intimes et ce nouveau refuge qu’est le cinéma.
Si le nom de Jack Garfein ne vous titille pas plus que ça, le documentaire de Tessa Louise-Salomé s’en chargera. En effet, le modeste cinéaste qu’il est revendique avant toute chose la performance de son jeu. Ce n’est que lorsqu’il se voit rapidement projeté sur la scène de la réalité que jouer la comédie est devenu vital. C’est pourquoi on retiendra volontiers les détails d’un parcours atypique, de sa brève mais intense enfance en Europe avant de se trouver un siège à Hollywood.
Tessa Louise-Salomé n’est pas à son premier coup d’essai quand il s’agit d’ausculter la genèse d’un artiste. Fascinée par le cinéma de Leos Carax, elle en a déjà fait l’éloge à deux reprises, une fois dans Drive in Holy Motors, puis une autre en ouvrant la psyché de cet auteur avec Mr. X. De la même manière, c’est un sentiment de proximité qui la confronte à ses sujets filmés et il ne serait pas étonnant qu’un portrait sur Yórgos Lánthimos voie le jour sous sa narration.
Si la cinéaste œuvre dans le sens patrimonial de ses pairs, c’est bien évidemment pour nous offrir cette seconde lecture que l’on se refuse inconsciemment ou par manque de temps. Cette impulsion, elle la transmet dans ses coproductions, donnant un second souffle aux compositions de Sébastien Tellier ou en frottant le vernis des sculptures d’Anish Kapoor. Pour Garfein, tout l’enjeu est de commémorer son héritage. Mais avant d’en arriver là, il est nécessaire de faire un grand détour sur le premier chapitre de sa vie.
The Strange One
Une forêt ténébreuse et des rails bien usés qui filent vers une destination emblématique, le jeune garçon a bien connu le camp de concentration d’Auschwitz. La vie qu’il y décrit sillonne suffisamment de livres d’histoire pour qu’il soit difficile de passer à côté de la souffrance qu’il a endurée. Tout ce témoignage aurait autant de valeur qu’une autre, mais c’est dans une approche tragique que Garfein décrit sa première performance. Simuler une maladie a préservé sa dignité et justifie ainsi toute la rigueur qu’il empoigne à chaque réplique qu’il donne, quelle que soit la scène sur laquelle il doit jouer.
La structure du documentaire joue ainsi sur des allers-retours permanents entre cette sombre époque et son ascension à Hollywood. L’enfant d’après-guerre a trouvé sa place à Los Angeles et ne manque pas l’occasion de nous offrir un fragment de sa jeunesse à chaque occasion. En réalisant The Strange One, sorti au printemps 1957, il dépeint un milieu carcéral au sein d’une académie militaire. On cherche à y former des hommes, mais la démarche inquiète plus que tout. Les motifs d’humiliation et les diverses menaces du sergent Jocko De Paris (premier rôle au cinéma de Ben Gazzara) envers ses cadets, relatent aussi bien son expérience des camps qu’une réelle envie de rendre hommage aux victimes de ce genre d’agression. Jack Garfein défend les valeurs humaines jusqu’à y greffer la ségrégation et l’homosexualité, des tabous qui l’ont rapidement propulsé en haut de la blacklist des producteurs. Il était alors tenu en joue par la « dictature » hollywoodienne, où il était toutefois armé des meilleures intentions pour faire-valoir ses origines et son courage à travers ses personnages.
Something Wild
Ce n’est que quatre ans plus tard avec son second et ultime long-métrage, Something Wild, que Garfein atteint le bout de la nuit. Il y brosse le portrait d’une femme violée et qui cherche à surmonter ce traumatisme. C’est ce qu’elle fera et surprenamment aux côtés d’un homme qui a également ses démons à combattre. Le cinéaste met de nouveau l’accent sur la solidarité, à la fois comme l’outil le plus efficace pour prolonger son espérance de vie et comme un argument en faveur d’une humanité bienveillante. Cette proposition n’a pas manqué de secouer les colonnes de la presse à scandale, qui n’y voyait que de la malhonnêteté quant au drame filmé et à sa morale finale (effectivement assez embarrassante).
Au-delà du récit, c’est avant tout cette cohérence et cette souffrance que capte Garfein. Corroll Baker s’acquitte parfaitement de son rôle, pourtant éprouvant mais qui souligne ainsi la nécessité d’avoir étendu l’association d’Actors Studio jusqu’aux pieds d’Hollywood, une terre de rêve qui puise dans la réalité, aussi crue soit-elle. Appréhender un rôle est devenu une science qui gravite autour des émotions et du fait de les recréer, de la manière la plus organique possible. Le théâtre et le cinéma ont rapidement salué cette audace, et ce documentaire en fait son argument principal, plaçant ainsi le metteur en scène, chargé en histoire, au centre de l’écran.
La voix de Willem Dafoe diffuse également les bonnes paroles, mais quelque chose peut sonner creux dans ce processus débridé. Si l’on a parfois du mal à raccrocher tous les wagons dans le bon ordre, The Wild One tente d’invoquer le fantôme d’un homme qui a longtemps cherché à guérir de cette maladie qui l’a accompagné. Peut-être que la vision de Tessa Louise-Salomé correspond tout simplement au même jeune garçon de la Seconde Guerre mondiale, celui qui a mis du temps à comprendre en quoi les derniers mots de sa mère, aussi cruels soient-ils, sont porteurs d’amour et lui ont sauvé la vie. Jack Garfein rejoue sa vie comme si c’était le dernier acte, à la fois pour ne pas oublier d’où il vient et pour ne pas perdre ce qui lui reste à partager. Le spectateur n’a plus qu’à honorer sa mémoire en émiettant le flegme d’un homme qui n’a jamais quitté son personnage.
Bande-annonce : The Wild One
Fiche technique : The Wild One
Réalisation : Tessa Louise-Salomé
Photographie : Boris Lévy
Musique : Gael Rakotondrabe
Montage : Simon Le Berre
Production : Petite Maison Production
Pays de production : France
Distribution France : New Story
Durée : 1h34
Genre : Documentaire
Date de sortie : 10 mai 2023
Synopsis : Petit garçon des Carpates rescapé de la Shoah, metteur en scène à succès, poumon de l’Actors Studio, protégé d’Hollywood mais aussi exilé, conspué, oublié, Jack Garfein a vécu plusieurs vies. « The Wild One » nous fait découvrir la vision d’un homme dont la vie entière fut tournée vers l’idée que la création artistique est un acte de survie.