Suspiria de Luca Guadagnino : un coup de génie ou un remake pompeux?

Dans la rédaction de LeMagduciné, on aime le débat et le clivage. Ça tombe bien, cette semaine est sorti le très attendu Suspiria de Luca Guadagnino. C’est un euphémisme de dire que le film déchaine certaines passions. Ce remake, alors, fausse bonne idée ou coup d’éclat ? Deux de nos rédacteurs vous donnent leur avis tranché. Un pour et contre qui ne manque pas de piquant.

Pour : Sébastien Guilhermet

Ô combien périlleuse est l’idée du remake. Les tentations sont nombreuses. Se servir du matériel de base, s’aventurer dans des zones ombrageuses ou alors s’assoir dans une zone de confort pour faire plaisir à un certain auditoire et faire applaudir le fan service : rien n’est donc simple dans le monde incestueux du remake. Avec le Suspiria de 1977, Dario Argento avait donné naissance à l’une des œuvres horrifiques les plus magistrales du cinéma, portant un soin tout particulier à son environnement chromatique criard et une iconographie impressionnante de la mort. La tache lancée à Luca Guadagnino était donc difficile, voire impossible. En plus de cela, en 2016, est sorti The Neon Demon de Nicolas Winding Refn. L’œuvre du Danois fut largement influencée par celle de Dario Argento : mise en scène baroque et métaphorique, une fille dans une école de mannequinat, la compétition, le cannibalisme et le mysticisme, la concurrence, l’adolescence, le début des émois de la féminité. Beaucoup d’éléments étaient mimétiques à Suspiria premier du nom.

Le projet semblait donc inutile et la pari perdu d’avance. Pourtant, le réalisateur de Call me by your name ne se démonte pas et change diamétralement de regard et offre une réponse passionnante à son prédécesseur en continuant la mythologie, et en lui donnant une envergure tout autre. Fini l’aspect chromatique outrancier et scintillant, Luca Guadagnino opte pour une photographie naturaliste d’un gris âpre. Alors que le film de 1977 s’ouvrait sur une introduction fantastique, celui de 2018 est beaucoup plus simple dans sa mise en route. Alors qu’une jeune danseuse vient voir son psychologue, en lui prétextant qu’elle est poursuivie par ses consœurs qui sont selon elle une secte de sorcières, le film démarre avec finesse et fragilité.

La mise en scène du cinéaste, très littéraire et descriptive, aime décortiquer les éléments du décor, aime scruter les éléments de langage corporel quitte à s’éloigner des carcans du genre. Le montage aurait pu être surcoupé dès cette première séquence, montrant la paranoïa de la jeune femme et accentuant la présence de ses oppresseurs mais Luca Guadagnino se détache des codes du genre. Non pas par snobisme, mais par idée atmosphérique. Comme lors de son précédant film, le cinéaste a cette faculté de se mouvoir dans les genres, avec cette volonté de faire vivre un environnement, de faire chatoyer le plan et le décor par leur foisonnement. Environnement qui devient alors le premier réceptacle à la compréhension même des personnages. La politique du film, ses références aux mouvements de l’époque, de la bande à Baader, aux conséquences du nazisme, n’est qu’un fil rouge qui sert à unifier cette secte de sorcellerie, cette troupe de femmes qui vivent et s’unissent par peur de disparaitre face à la violence de la réalité de l’humain.

Quittant la romance pour le film d’horreur, le réalisateur utilise pourtant la même ligne de conduite ; et c’est passionnant à observer. Dans le même ordre d’idée, Suspiria contient de nombreux points communs avec Possession d’Andrej Zulawski : un film atmosphérique relatant l’horreur non pas par les codes du cinéma de genre mais par la construction d’une ambiance aliénante, sexualisée et par sa faculté à terrasser son spectateur par des moments de bravoure assez vertigineux. Dans un Berlin politique et en déliquescence, où la mort se trouve à chaque coin de rue, Luca Guadagnino trouve un équilibre parfait. C’est là, que se trouve la démonstration de force de ce nouveau Suspiria. Le film a un nouveau visage, une nouvelle silhouette, un propos un peu autre mais détient la même force de frappe.

Long, fastidieux, le film fonctionne surtout par la fusion et les pulsions autour d’un duo qui s’écharpe, se teste autant qu’il s’adule et se ressent. Call be your name sacralisait et désacralisait la notion de virilité, Suspiria quant à lui, s’aventure dans la féminité et ce qu’elle a de singulier dans un monde mutant, avec ce désir qui s’avère être autant une source d’épanouissement et de libéralisation de la parole qu’une arme qui écrase tout sur son passage. C’est d’autant plus frappant avec l’une des deux scènes traumatisantes du film : la mise à mort de l’une des danseuses, où son corps est écrabouillé et presque démembré par sa synchronisation avec la danse de Suzy. Alors que Suspiria se veut intangible par son aspect nébuleux, il devient au fil des minutes une œuvre organique qui suinte le désir et le lâché prise face à une chasteté presque monacale à l’image de ces nombreuses scènes de rêveries cauchemardesques, qui mêlent l’idée de l’orgasme à celle de la terreur sanguinolente. Luca Guadagnino se réapproprie le genre horrifique comme Jonathan Glazer s’immisçait dans la SF avec Under The Skin pour analyser le désir féminin.

Ce duo est composé par la jeune Suzy, nouvelle venue dans l’école et la professeure Madame Blanc. Alors que la première passait son audition, en petit comité et de manière presque incognito, Madame Blanc comprit tout de suite qu’une nouvelle entité avait fait son entrée dans l’école et qu’une connexion s’établissait de manière instinctive. A partir de là, Suspiria avance à pas chassés, dilue son atmosphère pour s’appesantir plus brutalement sur son huis clos mythologique et sur l’iconographie mortifère d’une école qui révèle de nombreux mystères. Le mystère de la sorcellerie n’en est pas un, c’est directement mis en place dès les premières minutes du film. De ce fait, aucun pied de nez à l’œuvre originale, et Luca Guadagnino l’intègre parfaitement dans son récit.

Comme dit plus haut, Suspiria s’avère plus politique qu’horrifique, mais cela ne se veut pas forcément uniquement théorique car la danse prend une part importante. L’école de danse n’est pas seulement un contexte, mais une véritable tension dramatique et érotique. Luca Guadagnino filme avec minutie ces corps gracieux, qui éructent de plaisir, qui dévoilent leur puissance, et leur passion par le biais de chorégraphies primitives et animales. Il est là le nerf de la guerre, l’épicentre de ce nouveau Suspiria : quitter la sphère de l’adolescence et de la crédulité du matériel de base, pour donner une puissance à la féminité, son versant organique et sa capacité à combattre la violence quotidienne.

Madame Blanc et Suzy, un duo austère, mais d’un désir vénéneux. Quoi qu’un peu brouillon dans certaines de ses intrigues, la caractérisation des personnages ne se présage qu’à travers l’environnement décrit, ses interactions avec les autres (somptueuse Mia Goth) et cette montée en tension progressive (magnifique BO de Thom Yorke). Suzy est le corps, le souffle de vigueur qu’il fallait à cette fraction, pour pouvoir perdurer. Pourtant, la biche qu’on pensait scarifiée sur le toit de l’autel n’en est finalement pas une et le final nous réserve alors un twist horrifique, gore, apocalyptique, qui en laissera de nombreux sur le carreau. A l’image du projet, le « suspirium » se cache sous une autre « voix ». Magnifique. 

Contre : Maxime Thiss

Dans la famille des entreprises périlleuses, le remake du cultissime Suspiria de Dario Argento peut faire office de mètre-étalon. Pierre angulaire du cinéma d’horreur italien, jouissant d’une réputation loin d’être usurpée, le film du Maestro n’avait pas trop de raison d’être remaké, marquant encore aujourd’hui, plus de 40 ans après sa sortie, les spectateurs au fer rouge avec ses allures de cauchemar éveillé. C’est sans compter sur le péché d’orgueil d’un autre réalisateur transalpin, Luca Guadagnino, tout juste auréolé d’un succès international avec Call Me By Your Name. Celui qui nous avait conté la romance entre deux éphèbes passant leur temps au bord de la piscine dans leur petit milieu bourgeois se voit avec entre les mains une histoire d’école de danse où l’on s’adonne au culte d’une terrifiante sorcière. Difficile de s’imaginer donc Luca Guadagnino, exemple typique du réalisateur de l’intelligentsia mondaine, aux manettes d’un film d’horreur puisant ses racines dans le cinéma bis.

En fin de compte, il est impossible de comparer cette mouture 2018 de Suspiria avec le film originel. Guadagnino ayant l’intelligence de ne pas bêtement recopier le film d’Argento et plutôt de le remodeler à sa façon, en ne gardant finalement que les grosses lignes de scénario, à savoir le personnage de Susie, l’école de danse et la Mater Suspiriorum. Le film interroge alors immédiatement la question du remake, genre à part entière qui a aujourd’hui colonisé Hollywood. En optant pour cette approche diamétralement opposée, Guadagnino donne presque l’impression de créer une œuvre originale. Si le film offre donc une vision complètement différente, il fait poindre également une sorte d’arrogance de la part de son créateur. Le réalisateur, qui s’affirme fan du film de Dario Argento, témoigne d’une certaine prétention en voulant refaire un film qu’il adore à sa sauce. La sauce de Guadagnino se remarque dès les premiers instants de ce Suspiria, qui pointe directement la dimension arty que va prendre le long-métrage (ce découpage inutile accompagné d’intertitres au graphisme étrange). On dit au revoir au technicolor chatoyant de la version de Dario Argento pour plonger dans des couleurs ternes et grisâtres puisant plus dans le cinéma britannique ou allemand des années 70.

L’action est d’ailleurs déplacée de Fribourg à Berlin afin de profiter du contexte politique particulier de la capitale allemande alors à l’époque encore divisée en 2 par le mur et en proie aux attentats de la fameuse bande à Baader. Une toile de fond rappelant l’excellent Possession de Zulawski où la ville découpée fonctionnait de paire avec l’étiolement du couple Adjani/Neill. C’est donc dans ce climat politique instable que la jeune américaine Susie Bannion rejoint l’académie de danse Helena Markos, où un affrontement interne a lui-même lieu entre deux factions sur la direction de l’école. Un maigre rapprochement avec la situation géopolitique de la ville de Berlin, mais qui suffira à David Kajganich pour pondre son script et permettre à Guadagnino de se justifier de s’attarder aussi longtemps sur ce point.

Il faut préciser que cette version de Suspiria a la particularité de durer près de 1h de plus que son aînée. Alors qu’Argento nous assénait un simili-climax dès les premières minutes de son film, Guadagnino prend le contre-pied total, préférant prendre son temps et diffuser une horreur latente, voire même quasi-invisible pendant la totalité du long-métrage et qui surviendra par petites bribes, notamment au cours de séquences de danse. Contrairement à Argento qui utilisait l’école de danse comme un simple contexte, Guadagnino y voit un potentiel afin d’y explorer une certaine horreur corporelle renvoyant au body horror. La séquence la plus réussie du film est d’ailleurs un parallèle entre une chorégraphie endiablée délivrée par Susie Bannion/Dakota Johnson et le châtiment réservé à une écolière dissidente voyant ses membres se contorsionner à la limite de l’humain dans des hurlements de douleur. Même si cette séquence reste efficace, elle fait preuve de quelques défauts que l’on retrouve tout au long du film, notamment en ce qui concerne le sens du montage. La séquence a cependant le mérite d’impressionner surtout qu’on commençait un peu à s’ennuyer poliment.

Tous ces éléments, le développement du contexte, le rythme très lent, l’utilisation de l’horreur soulèvent ce qui est certainement le plus gros point noir du film et qui le rend presque détestable. Avec ce film, Luca Guadagnino s’inscrit à la perfection dans la vague du cinéma d’auteur s’essayant au genre avec une certaine suffisance. La prétention les accompagnant témoigne alors d’un certain mépris pour ce pan du 7ème art en voulant y insuffler ce qui est un côté bourgeois contraire à ce que le cinéma bis était à ses origines, à savoir un cinéma populaire maltraité par la critique qui n’y voyait souvent que des films d’exploitation racoleurs visant à appâter le chaland.

Avec cette vague de cinéastes adoubés par les grands festivals prônant l’élite cinématographique, parmi lesquels on peut compter Yorgos Lanthimos (qui se fait récompenser pour chacune de ses immondices edgy à Cannes ou à Venise), le cinéma de genre prend des airs pédants, bavards et développe un intellect hautain (alors que des œuvres bis ont délivré des messages politiques bien plus forts que certains drames d’auteurs). Ce Suspiria en est un exemple frappant. Alors qu’Argento axait son film sur les sensations au détriment de l’histoire, opposant une histoire simpliste à un travail colossal sur l’ambiance au travers de sa palette chromatique et de son atmosphère sonore, Guadagnino délivre une trame qui s’avère aussi balourde que vaine. En résulte alors un salmigondis boursouflé, chassant plusieurs lièvres à la fois de façon bien trop artificielle. On pense notamment à l’utilisation du seul perso masculin (par ailleurs incarné par Tilda Swinton dans ce qui semble être la plus grosse fausse bonne idée du film au contraire de sa performance magnétique de Mme Blanc), un vieux docteur cherchant la trace de sa femme dont il a perdu la trace pendant la guerre en enquêtant sur l’école Markos pour finalement en faire un rapprochement opportuniste avec les camps de la mort.

La dimension fantastique de l’œuvre émane de façon insidieuse tout au long du film. Guadagnino préférant là aussi inclure son histoire de sorcière dans ce réalisme politique. Susie Bannion n’est d’ailleurs plus la Blanche-Neige innocente face à la méchante sorcière du film d’Argento, elle devient un moyen d’expression d’une féminité qui cherche à s’émanciper. À ce niveau, Dakota Johnson fait un travail plutôt convaincant, notamment dans ces séquences de danse, même si ces dernières sont sabordées par un travail de montage à la ramasse de Walter Fasano.

Cette approche de l’horreur démontre encore une fois un côté arty de la part de Guadagnino illustré à merveille par cette performance de danse digne de l’art contemporain le plus abscons. Des séquences de danse qui n’ont pas la force communicatrice et euphorisante de celles de Climax de Gasper Noé sorti plus tôt cette année. S’il est plutôt avare en effets horrifiques pendant près de 2h, Guadagnino se rattrape cependant dans un final repoussant les limites du grotesque et cherchant par tous les moyens à choquer, au travers de maquillage peu ragoutant et plutôt approximatif et un côté splatter complètement risible. Pour quelqu’un qui voulait reproduire les sensations que lui avait procurées le film original, le transalpin se trompe sur toute la ligne. Difficile de voir la puissance évocatrice de l’œuvre d’Argento, tout semblant de sensation étant noyé sous des couches superflues de délires artistiques inefficaces et ce n’est pas cette surenchère grand-guignolesque finale qui va arranger les choses.

Lors du climax, Helena Markos crie : « Ce n’est pas de la vanité, c’est de l’art ». C’est un peu ce que Guadagnino nous hurle à la figure pendant près de 2h30, montrant un auteur sûr de ces effets pompiers et ne se remettant à aucun moment en question, maltraitant les codes du genre dans l’unique but de déranger une certaine caste élitiste. Une œuvre tellement maniérée qu’on n’arrive plus à en distinguer la moindre once d’honnêteté, et ce n’est pas les arrangements pompeux de Thom Yorke pour la partition qui vont changer quelque chose. À défaut de nous faire frissonner, Guadagnino aura pris le titre au pied de la lettre et nous aura tiré de nombreux soupirs.

Bande Annonce – Suspiria

Synopsis : Susie Bannion, jeune danseuse américaine, débarque à Berlin dans l’espoir d’intégrer la célèbre compagnie de danse Helena Markos. Madame Blanc, sa chorégraphe, impressionnée par son talent, promeut Susie danseuse étoile.
Tandis que les répétitions du ballet final s’intensifient, les deux femmes deviennent de plus en plus proches. C’est alors que Susie commence à faire de terrifiantes découvertes sur la compagnie et celles qui la dirigent…

Fiche Technique – Suspiria

Réalisateur : Luca Guadagnino
Scénario : David Kajganich
Interprétation : Dakota Johnson, Mia Goth, Tilda Swinton
Photographie : Sayombhu Mukdeeprom
Montage : Walter Fasano
Musique : Thom Yorke
Distribution (France) : Metropolitan FilmExport
Durée : 2h32 min.
Genre : Drame/Horreur
Date de sortie : 14 Novembre 2018

États-Unis / Italie – 2018

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2.5