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Poesia Sin Fin, un film d’Alejandro Jodorowsky : Critique

Si la poésie est un acte, le plus beau d’entre eux est certainement de rendre hommage, dans une verve aussi touchante que déjantée, à la liberté, à l’amour, à la créativité… en un mot, à la vie.

Synopsis : Dans la capitale chilienne des années 1940 et 50, Alejandro Jodorowsky refuse de suivre la voie des études de médecine que lui a tracée son père en se décidant de devenir poète. Un choix qui lui fait acquérir énormément de maturité et le mène à côtoyer les libres penseurs locaux. C’est pour lui le début d’une vie  de bohème faite d’expérimentations artistiques dans une totale liberté que seule la montée du fascisme semble pouvoir réfréner.

L’art de la nostalgie fantasmatique

Le film commence sur le quai d’un port. Celui de Tocopilla, une ville que Jaime, Sara et leur fils Alejandro sont contraints de quitter. C’était aussi ainsi que se terminait La Danza de la Realidad (2013), qui marquait la première pièce de la fresque autobiographique, faisant office d’œuvre testamentaire, d’Alejandro Jodorowsky. On retrouve donc les trois mêmes personnages là où on les avait laissés : La famille a ouvert une nouvelle boutique de vêtements à Santiago, la mère continue à ne s’exprimer que comme une cantatrice à la voix chaude et réconfortante alors que le père devient de plus en plus difficile à vivre, à moins que ce ne soit la maturité acquise par son fils qui lui permette de davantage s’en rendre compte. Car il est important de préciser que tout le film s’articule autour du point de vue du jeune Alejandro, ou, pour être exact, des souvenirs qu’en a gardés le réalisateur 70 ans plus tard. D’un pareil procédé scénaristique, le public n’ayant pas vu le film précédent, et même ne connaissant pas du tout l’œuvre baroque de Jodorowsky, pourrait craindre un film teinté de mélancolie, et donc probablement un peu terne. Ce serait oublier que l’on a affaire au réalisateur de El Topo et de La Montagne Sacrée, autrement dit au dernier grand maitre du cinéma surréaliste en activité.

Celui-ci a toutefois appris, depuis ses réalisations dadaïstes des années 70-80, et probablement grâce à son travail dans la bande dessinée, à construire des trames narratives linéaires et cohérentes, sans pour autant rien perdre de cette extravagance qui rend son cinéma unique au monde. Pour ceux qui, en revanche, ont vu La Danza de la Realidad, ils retrouveront ce même dispositif esthétique hallucinogène consistant à invoquer des images purement oniriques pour représenter les souvenirs les plus radieux comme les plus dramatiques de cette jeunesse virevoltante. Une recette à ce point fellinienne (avec des éléments visuels similaires : Les femmes plantureuses, les freaks et l’univers du cirque…) que le précédent film apparaissait comme une variation chilienne d’Amarcord –une comparaison glorieuse qui permettra aux retardataires de visualiser de quoi il s’agit. L’effet de surprise n’étant plus là et la fantaisie candide propre à l’enfance n’étant plus de mise, on peut affirmer que le récit de l’adolescence de Jodorowsky est bien moins poétique que le précédent opus, au sens où il fait appel à une imagination moins foisonnante.  Quand bien même les moyens mis en place par le réalisateur pour nous perdre dans la distinction entre fiction et réalité dans l’illustration de ses mémoires font de ce film une œuvre visuellement éblouissante et forte en puissance symbolique, c’est sans doute moins dans sa forme que dans son contenu qu’il faut aller chercher la poésie annoncée par le titre.

L’éveil à une passion pour cet art littéraire et la transformation de ce talent encore balbutiant en une philosophie de vie en marge du système sont les deux enjeux majeurs de ce scénario, qui en cela nous plonge avec maestria au cœur de la création artistique. En prônant la liberté d’exprimer son goût pour le lyrisme à travers son mode de vie, la démarche du cinéaste multitâche n’est pas gratuite. Il trace ainsi un pont entre celui qu’il fut, celui qu’il est et ceux que ses héritiers sont destinés à devenir. Le fait d’avoir offert son propre rôle à son fils Adan -par ailleurs compositeur de l’excellente bande-originale -, et que son frère ainé, Brontis, reprend celui du père (de son grand-père qu’il n’a jamais connu donc), confirme que le besoin de se confier du patriarche ne peut se faire sans passer par une entreprise familiale. Une dimension qui ajoute à l’émotion que peut susciter ce scénario, qui trouvera son paroxysme dans la scène finale où, dans leur rôle respectif, les deux frères et leur père sont tous trois réunis pour déclamer leur amour à ce grand-père débonnaire qu’il avait autrefois fallu fuir. Un passage de flambeau parental tout simplement bouleversant qui, dans la façon avec laquelle il fait écho à l’ouverture, illustre également la rupture entre l’enfant  et l’adulte qu’a su devenir Alejandro au gré de ses rencontres et de son besoin de s’émanciper à travers sa créativité sans limite.

A défaut d’être « sans fin », la poésie est, dans la réalisation et dans la vie de Jodorowsky, omniprésente. Il nous le prouve dans cette façon qu’il a de se raconter sans hésiter une seule seconde à faire des choix audacieux, que ce soit dans le casting, les costumes ou encore les décors, et de faire preuve d’une inventivité hors-pair pour compenser un budget réduit (en partie obtenu grâce au financement participatif). Ce mélange de minimalisme imposé par les moyens et d’extravagance permise par le jusqu’au-boutisme de l’équipe artistique produit une impression de théâtralité  assumée et tout à fait agréable. L’apport de la photographie de Christopher Doyle (qui, après avoir officié des années pour Wong Kar-Wai, a accumulé les collaborations avec Shyamalan, Jarmusch, Van Sant…) est un élément de plus dans la qualité esthétique de cet ouvrage de bout en bout insolite qui aboutit à un spectacle qui trouve malicieusement un équilibre entre ses outrances étonnantes et ses magnificences métaphoriques parfois capilotractées. Après cet opus qui parvient à justifier la source de sa volonté d’imposer son style, on attend de Jodorowsky qu’il nous livre sa suite ne serait-ce que pour profiter de sa vision du Paris des années 50-60.

Fruit d’un poète visuel inspiré, Poesia Sin Fin risque de paraître difficile d’accès pour le grand public asservi par une industrie cinématographique formatée dans laquelle la notion de créativité semble être devenue un tabou. Pour quiconque se targue en revanche d’un semblant de fibre artistique, il ne fait nul doute que la détermination d’Alejandro Jodorowsky pour exprimer son talent a vocation à devenir un modèle.

Poesia Sin Fin : Bande-annonce

Poesia Sin Fin : Fiche technique

Réalisation : Alejandro Jodorowsky
Scénario : Alejandro Jodorowsky
Interprétation : Adan Jodorowsky (Alejandro adolescent), Jeremias Herskowitz (Alejandro enfant), Brontis Jodorowsky (Jaime Jodorowsky), Pamela Flores (Sara Jodorowsky), Leandro Taub (Enrique Lihn), Alexandro Jodorowsky (narrateur / lui-même)…
Photographie : Christopher Doyle
Montage : Maryline Monthieux
Musique : Adan Jodorowsky
Costumes : Pascale Montandon-Jodorowsky
Producteurs : Asai Takashi, Xavier Guerrero Yamamoto
Budget : 3 Millions d’€
Distribution (France) : Le Pacte
Récompense : Prix du Public à l’Etrange Festival 2016
Durée : 127 minutes
Genre : Biographie, comédie dramatique, fantastique
Date de sortie : le 5 octobre 2016

Chili / France / Japon – 2016

Rédacteur