C’est le destin des plus grandes stars que de façonner leur propre récit à travers leur travail. S’il était encore nécessaire d’instruire le procès en vedettariat de Tom Cruise, il suffirait de constater à quel point chacun de ses films est scruté comme le nouvel épisode d’un feuilleton qui a démarré il y a 36 ans (et son rôle dans Taps d’Harold Becker) pour faire basculer le jury en sa faveur. C’est évidemment le cas de Mission Impossible: Fallout, en salles ce mercredi.
La légende du coureur de fonds
Alors que le concept de star se fossilise à mesure que les nouveaux postulats au statut se bousculent pour faire tenir leur vie dans leur compte Instagram, il y a encore un Tom Cruise pour nous rappeler ce que signifie construire une œuvre qui dépasse son nom tout en édifiant sa légende. Les autres font dans le sketch de mini-série, Tom tape dans la saga fleuve. Ils sont Caméra Café, il est l’Odyssée d’Homère. Oubliez les Simpsons : le record de longévité, c’est le Tom Cruise show qui le détient.
Dès lors, inutile de faire semblant que son nouveau film va parler d’autre chose que de lui justement. Ça fait trop longtemps que l’on a pris l’habitude de positionner l’exercice exégétique de ses films sur le terrain quasi-exclusif de sa persona pour prétendre le contraire. A plus forte raison avec le nouvel épisode de Mission Impossible, LE support du mythe par excellence. La seule continuité une franchise, c’était lui. Pas besoin de liant feuilletonesque quand on a déjà l’histoire d’un mogul à assumer, même en creux.
De fait, le voir aujourd’hui revenir avec Mission: Impossible Fallout, une suite directe du précédent laissait craindre les premières traces d’effritement du monument cruisien. Comme s’il avait fini par prendre la direction du vent après avoir maintenu son cap des années durant, imperturbable face aux changements climatiques qui rythment l’industrie dans laquelle il évolue. L’époque est bien trop pingre en personnalités bigger than life pour faire descendre la dernière digne de ce nom d’une Olympe devenue un îlot de solitude. Tom gagné par l’ennui propre aux géants qui évoluent dans une époque de nains? Oui et non. Pas tout à fait.
Le chevalier et son troubadour
Comme tout les grands récits, l’épopée cruisienne demande une certaine attention aux détails qui n’en sont pas pour comprendre ses revirements les plus stratégiques. De fait, le rebondissement majeur ayant secoué la galaxie de l’acteur ces dernières années (sur un plan professionnel s’entend) réside dans sa rencontre avec un homme : Christopher McQuarrie, le réalisateur et scénariste de Fallout, déjà en (double) poste sur Rogue Nation, le précédent. Les deux hommes se rencontrent en 2007 sur le tournage de Walkyrie de Bryan Singer, sur lequel McQuarrie officie en tant que scénariste. Ils aiment les mêmes films, partagent la même vision du cinéma et se révèlent en symbiose totale sur plateau.Depuis cette date, ils ne se quittent plus.
Pour preuve, leur collaboration va bien au-delà de leur filmographie commune (Jack Reacher, Rogue Nation et Fallout), puisque McQuarrie fait office de script-doctor plus ou moins officieux sur la plupart des projets sur lesquels la star tourne sans lui. Qui, surprise, se révèlent systématiquement moins bons que si le réalisateur-scénariste avait pris le projet en mains de A à Z.
Évidemment, les raisons qui président à la lune de miel artistique du couple dépasse les atomes crochus qu’ils ont pu se découvrir, et le « pourquoi McQuarrie ? » trouve une réponse sans équivoque dans la filmographie de l’ancien compère de Bryan Singer : l’homme n’a jamais fait que construire des légendes. Depuis Usual Suspects, film de la révélation pour lui (derrière la machine à écrire) et pour Singer (derrière la caméra), et acte de naissance de Keyzer Söze, l’une des figures criminelles les plus emblématique de ces dernières années. Même quand il joue en apparence la carte de l’iconoclasme existentialiste (Way of The Gun, son premier film en tant que réalisateur), c’était pour rappeler la propension du médium à édifier des icônes qui surplombent les aléas de la condition humaine.
On le comprend, pour un homme qui aime à bâtir des montagnes, l’ascension du sommet cruisien constitue une Piéta qui résiste à toutes tentations d’aller voir ailleurs pour l’acteur. McQuarrie n’a peut-être pas l’étoffe en tant que réalisateur des grands pourvoyeurs de mythes avec lesquels Tom Cruise a travaillé, mais l’intelligence conceptuelle qu’il déploie derrière un clavier rattrape cette maestria qu’il n’a pas (encore ?) derrière la caméra. C’est ce que ce n’est pas seulement l’icône en tant que tel qui façonne le travail de McQuarrie, et sa collaboration avec Cruise en particulier, mais le plaisir ludique et communicatif qu’il prends à mettre en exergue les ficelles qui président à sa construction.
Souvenez-vous de l’introduction de Jack Reacher : sur la base d’une dialectique jouissive entre transparence et opacité, Tom Cruise fait son entrée impromptue dans le bureau ou sont retracés oralement les états de service de son personnage. Comme s’il s’agissait de la conclusion d’un rituel incantatoire pour faire sortir Reacher de l’ombre. Tom Cruise n’était pas seulement intronisé par la caméra : il choisissait le moment d’apparaitre devant l’objectif. Brian de Palma, John Woo, Tony Scott, rien n’y fait : la légende n’aura jamais été aussi… légendaire qu’à cet instant. Les noces sont scellées. Le chevalier a trouvé son troubadour.
Ainsi, on peut suggérer qu’avant-même toutes considérations narratives justifiant la continuité entre Rogue Nation et Fallout, c’est la nature même de leur collaboration qui introduit le format feuilletonesque dans la franchise. D’autant que Fallout ne fait pas que prolonger Rogue Nation, il ramène tous les épisodes précédents dans son giron, se chargeant d’harmonier thématiquement et narrativement des films pourtant conçus pour ne pas ressembler à leur prédécesseur. Y compris celui-ci, qui prends consciemment le contre-pied de Rogue Nation à bien des égards.
Le plus grand chapiteau du monde
Ce dernier travaillait l’opacité, résistait à l’aura de sa star en mettant son personnage en échec, prenait le contre-pied du blockbuster moderne en proposant une action plus terre-à-terre, qui refusait de répondre systématiquement à une satisfaction immédiate. En comparaison, Fallout se montre plus « ouvert », plus transparent, assume l’instantanéité d’un spectacle bigger than life et revendique sa condition de spectacle vivant conditionné par la persona de son performer en chef. Quelque part, Fallout est aussi différent de Rogue Nation que des autres films de la franchise, et c’est justement ce qui lui permet de digérer leur héritage.
De ce point de vue, le film harmonise davantage que son prédécesseur les velléités de McQuarrie avec le cahier des charges dont il hérite, comme si le metteur en scène sous influence 70’s avait intégré le dialogue des régimes d’images contemporain dans son découpage. Une idée qui se cristallise dans les scènes d’actions dont les résonances de cinématiques de jeu-vidéo illustre parfaitement l’idée qui sous-tends cet épisode : Tom Cruise est le seul à pouvoir prendre le contrôle de l’avatar de Tom Cruise. De la même façon qu’Ethan Hunt est le seul capable de faire ce qu’il fait.
La montagne sur laquelle le personnage git, épuisé et à bout de ressources à la fin d’un climax d’anthologie, illustre cette logique d’un acteur qui se donne sans compter pour être à la hauteur de sa légende. Le mantra qui parcourt cet épisode, « Je trouverais bien » pourrait bien être ce que Cruise se répète à chaque fois qu’il se lance un nouveau défi insensé. Prendre les commandes d’un hélicoptère, le piloter à flanc de montagne, conduire à contre-sens sur la Concorde, sauter en parachute et atterrir en catastrophe sur l’Opéra ? « Je trouverais bien ».
Fidèle à cette idée, la caméra de McQuarrie compose la chanson de la star en temps réel, même s’il n’oublie pas de temps à autre de retourner aux fondamentaux de la licence (notamment de travailler le subterfuge du dispositif, à travers deux scènes de mises en boite parmi les plus réussies de toutes la franchise). Les plans les plus longs et les plus fluides possibles accompagnent physiquement Cruise dans sa mission impossible de dépassement permanent. De même, la construction du film en quelques blocs séquentiels renforce cette sensation de performance live produite dans la continuité. Dans l’idée, le spectacle de cette logistique insensé dédiée à un seul homme a même quelque chose d’intimidant; comme si le dieu Cruise faisait la démonstration de sa grandeur aux simples mortels que nous sommes.
C’est là que l’on mesure toute l’importance de McQuarrie dans la pérennisation de la maison Cruise, et que l’on réalise la raison d’être de cette nouvelle continuité dans la saga. Au fond, être la tête d’affiche d’une franchise dans laquelle on était la véritable seule constante (en dehors des gimmicks de la licence et quelques protagonistes secondaires) d’épisodes en épisodes était le meilleur moyen de montrer que l’on ne dépendait de personnes. Que son propre mythe ne dépendait pas d’autrui, et surement pas d’un récit global qui ramènerait forcément sa place au rôle que l’on aurait à jouer en son sein.
Or, en édifiant rétroactivement une cosmogonie qui recouvre l’entièreté d’une saga jusqu’à présent sérielle (d’où l’aspect « best-of » de cet épisode qui reprends à son compte certaines péripéties emblématiques des films antérieurs) , McQuarrie place pour la première fois la grandeur de Cruise sous les jougs du regard de l’autre et d’un univers qui ne se réduit pas à lui. Il sort les Mission Impossible du terrain du « moi », avec lequel ses prédécesseurs devaient composer, pour placer la franchise sur le terrain du « nous ». Le cinéaste rend ainsi Ethan Hunt au monde dans lequel il a un rôle à jouer et Cruise à la fonction qu’il tient aujourd’hui : celui d’une locomotive inoxydable qui performe pour la gloire de son médium et, surtout pour le public qui vient le voir. C’est en cela que résonne le beau épilogue où les personnages secondaires, devenus indispensables que jamais dans le château MI (la mort de l’un provoque même un émotion non feinte), viennent célébrer Hunt non pas comme un surhomme, mais comme l’un des leurs. L’aveu est notifié et scellé devant notaire: aussi grand qu’il soit, Tom Cruise a besoin des autres. D’eux (l’équipe Mission Impossible). De nous (le public). De lui (Christopher McQuarrie).
Soyons clair : Tom Cruise est plus que jamais exceptionnel dans le long-métrage, au point de suggérer que le format IMAX a pratiquement été créé pour rendre justice à ses exploits. Mission : Impossible Fallout contribue indéniablement à forger la légende de l’acteur, et d’autant plus en la positionnant sur le terrain humaniste d’une narration totale qui inclut aussi le spectateur. Au fond, Fallout dresse le portrait d’un homme qui n’avait pas d’autres choix que d’être hors du commun pour trouver sa place dans le monde et qui, pour la première fois de sa carrière, paye sa dîme au reste de la tribu en posant pour la première fois un genou à terre à la fin de sa performance. Sans doute Tom Cruise s’est-il déjà montré plus brillant, mieux dirigé, plus inventif, plus audacieux, plus surprenant. Mais jamais il n’a été aussi humble dans sa grandeur. Rien que pour ça, Mission Impossible : Fallout s’impose comme le blockbuster de l’été, Tom Cruise comme le dernier grand de son époque, et Christopher McQuarrie comme l’apôtre qui aura rappelé au Messie sa condition de mortel.
Bande-annonce : Impossible – Fallout
SYNOPSIS : Les meilleures intentions finissent souvent par se retourner contre vous …Dans MISSION : IMPOSSIBLE – FALLOUT, Ethan Hunt (Tom Cruise), accompagné de son équipe de l’IMF –Impossible Mission Force (Alec Baldwin, Simon Pegg, Ving Rhames) et de quelques fidèles alliées (Rebecca Ferguson, Michelle Monaghan) sont lancés dans une course contre la montre, suite au terrible échec d’une mission.
Fiche Technique Mission : Impossible – Fallout
Réalisateur : Christopher McQuarrie
Scénariste : Christopher McQuarrie
Acteurs : Tom Cruise, Henry Cavill, Simon Pegg, Rebecca Ferguson, Ving Rhames, Sean Harris, Angela Bassett, Vanessa Kirby, Michelle Monaghan, Alec Baldwin, Wes Bentley, Frederick Schmidt, Henry Cavill, Angela Bassett…
Photographie : Rob Hardy
Montage : Eddie Hamilton
Musique : Joe Kraemer
Costumes : Jeffrey Kurland
Décors : Peter Wenham
Producteur : J.J. Abrams, Tom Cruise, Christopher McQuarrie, Jake Myers, David Ellison, Dana Goldberg pour Bad Robot, Skydance Productions, Paramount Pictures, TC Productions
Genre : Action, Espionnage
Distributeur : Paramount pictures
Durée : 2h28mn
Date de sortie : 1er août 2018
Images : Mission: Impossible – Fallout de Christopher McQuarrie. Copyright 2018 Paramount Pictures. All rights reserved.