L’homme irrationnel, un film de Woody Allen: Critique

Présenté hors compétition lors festival de Cannes de 2015, L’Homme Irrationnel est le cru annuel du toujours prolifique Woody Allen (son 47ème film en un demi-siècle).

Sa seconde collaboration, après le décevant Magic Moonlight l’année précédente, avec l’actrice Emma Stone fait déjà d’elle sa « nouvelle muse », la dernière en date étant Scarlett Johanson avec qui il a tourné trois films entre 2005 et 2010 (loin de la dizaine de films faits autrefois avec Diane Keaton et Mia Farrow). C’est en revanche la première fois qu’il dirige Joaquin Phoenix, qui réussit à si bien faire transparaitre l’intériorité tumultueuse de son personnage qu’il ne serait pas étonnant de voir Woody Allen refaire de lui son alter-égo diégétique (est-ce d’ailleurs pour cela que cet adepte de la « méthode » de l’actor’s studio a pris tant de bide ?). Davantage qu’envers les interprètes, Woody fait preuve de fidélité envers son chef opérateur, Darius Khondji, qui a déjà signé l’image lumineuse de cinq de ses films (pour l’anecdote, Khondji et Phoenix s’étaient rencontrés sur le plateau de The Immigrant, le dernier film de James Gray). C’est donc épaulé par une belle équipe que le réalisateur va tenter de s’éloigner de la tonalité de comédie romantique qui caractérisait ses précédentes réalisations pour revenir vers le thriller, un genre qu’il n’a toutefois jamais réussi à aborder sans une certaine approche comique. En effet, la trame de cette histoire d’amour renvoie tout autant aux œuvres d’Alfred Hitchcock qu’à celles de Douglas Sirk ou Billy Wilder, autant de classiques incontournables du cinéma américain dont Allen s’est fait le digne héritier, mais -et c’est là tout son génie- auxquels il mêle une intrigue criminelle d’une noirceur digne d’un David Fincher ou un Denis Villeneuve, et surtout cette petite pointe toute personnelle qui donne à la légèreté de ses dialogues une certaine résonance philosophique.

Romantisme, « masturbation verbale », légèreté et métaphysique… La synthèse parfaite du cinéma allenien?

Alors que, comme le rappelle Abe, en bon prof de philo qu’il est, Simone de Beauvoir déplorait que la condition des femmes soit « limitée aux regards que leur accordent les hommes », il est lui-même victime de la perception que les femmes ont de lui et de la façon qu’elles auront de se servir de lui pour s’épanouir elles-mêmes. Jill (Emma Stone), sa meilleure étudiante à qui il va s’attacher, perçoit en lui un être torturé et l’envie de le soigner de ses pulsions autodestructrices représentent, pour cette petite bourgeoise férue de piano et de chevaux, le plus grand des défis qu’elle n’ait jamais eu à relever. A l’inverse, sa collègue, la prof de biologie Rita (l’excellente Parker Posey, une célébrité du cinéma indépendant américain mais peu connue chez nous) a sur lui un regard purement superficiel, celui d’un homme viril et intelligent, mais dont elle compte faire un usage tout aussi narcissique puisque leur relation lui permettra d’oublier la routine d’un mariage sans avenir. Toute l’intelligence de la narration qui découle de cette situation jusque-là prévisible est de ne pas se limiter à un point de vue subjectif unique mais d’oser une double voix-off qui permet de comprendre par quels cheminements intérieurs va se créer l’interdépendance entre Abe et Jill. Les thématiques du triangle amoureux et du passage à l’acte sont récurrents chez Woody Allen (elles ont notamment été traitées dans les très bons Match Point et Crimes et délits, les deux tragi-comédies dont celle-ci se rapproche sans doute le plus) mais on ne peut cependant pas reprocher au réalisateur de manquer de renouveau puisque jamais l’emploi de la réflexion métaphysique n’aura été mise avec tant de malice au profit du récit. L’impossibilité de faire perdurer un amour utopique, de faire trouver à autrui un sens à sa vie ou encore l’utilisation d’un crime comme vecteur d’apaisement intellectuel sont autant de sujets qui vont se retrouver au cœur des interrogations qui vont agiter les deux esprits que nous permet de suivre ce dispositif narratif bicéphale.

Là où le professeur de philosophie, en pleine perte de repère, qualifie sa propre matière de « pure masturbation verbale » incapable d’avoir une influence directe sur le monde réel, le scénario que nous a concocté le cinéaste new-yorkais parvient au contraire à tirer des réflexions existentialistes, inspirées de Dostoïevski, Kierkegaard ou Kant, que se font ses personnages un véritable enjeu romanesque. Au-delà de cet habile effet de miroir entre le discours tenu et la dramaturgie, il est impossible de ne pas voir dans cet homme, a priori imbu de lui-même, verbeux et dépressif qui pourtant réussira à retrouver sa vigueur et son charme d’antan grâce à son instinct borderline mais toujours adroitement réfléchi, une pure mise en abyme du cinéma d’Allen. C’est là toute la force de L’homme irrationnel puisque, derrière le sentiment de déjà-vu qui pèse lourdement sur la surface de son scénario convenu et sur sa mise en scène sophistiquée mais sans audace, se dissimule un conte moral sur le poids des choix – qu’ils soient amoureux ou criminels – et sur le rapport entre sa propre morale et le regard que peuvent en avoir les autres. En prenant en compte la dimension introspective du traitement de ses problématiques, le film peut dès lors être interprété, de la part de Woody Allen, comme une réflexion sur sa propre filmographie, avec les hauts et les bas qu’elle a traversés, mais aussi comme une expression de mépris envers les controverses qui entourent sa propre vie privée. Dans un cas comme dans l’autre, un film dont le caractère personnel dépasserait ses réels défis artistiques.

Comme toujours, les spectateurs hermétiques au cinéma allenien ne verront là qu’une énième redite de son nombrilisme auto-thérapeutique mâtiné de musiques jazz. De leur côté, les fans du cinéaste seront plus partagés entre ceux qui lui reprocheront un manque d’inspiration certain et une trop grande sobriété formelle, et ceux qui se réjouiront de le voir retrouver sa fougue cynique et s’associer à un acteur qui sache délivrer ses dialogues artificiels sans rien perdre de son charisme naturel. Mais, après tout, les films qui divisent le plus sont souvent ceux que l’on retient le plus longtemps.

Synopsis : Sur le campus de la petite ville américaine de Braylin, la réputation d’Abe Lucas, le nouveau professeur de philosophie, l’a précédé. On le dit lunatique et coureur de jupons, mais c’est un homme habité par une profonde désillusion que découvrent ses collègues et ses étudiants. Son charme naturel, et la part de mystère qui l’entoure, poussent toutefois deux femmes, Jill et Rita, à l’enfermer dans un triangle amoureux qui ne fera que lui compliquer encore plus la vie. C’est finalement son choix de commettre un acte irréparable qui lui permettra de revenir à une certaine sérénité spirituelle, mais les conséquences ne tarderont pas à les rattraper, lui et ses maîtresses.

L’homme irrationnel : Bande-annonce

L’homme irrationnel : Fiche Technique

Réalisation : Woody Allen
Scénario : Woody Allen
Interprétation : Joaquin Phoenix (Abe Lucas), Emma Stone (Jill Pollard), Parker Posey (Rita Richards), Jamie Blackley (Roy)…
Image : Darius Khondji
Décors : Santo Loquasto
Costumes : Suzy Benzinger
Montage : Alisa Lepselter
Producteur(s) : Letty Aronson, Stephen Tenenbaum, Edward Walson
Production : Gravier Productions
Distributeur : Mars Distribution
Genre : Thriller, Comédie romantique
Durée : 96 minutes
Date de sortie : 14 octobre 2015

Etats-Unis – 2015

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