Dans Les Feux sauvages (Caught by the Tides dans sa version originale), Jia Zhangke continue son rôle de témoin des mutations de la Chine à travers les âges. Mais ici, il semble plus inquiet. Pas tant pour ses personnages, habitués à être perdus dans des espaces qu’ils ne reconnaissent plus, que pour lui-même. Le cinéaste, dans ce dernier opus, regarde non seulement les fissures d’un monde qui s’accélère, mais aussi celles qui s’ouvrent sous ses propres pieds. Il n’utilise plus seulement la société chinoise comme matériau, mais aussi et surtout ses films.
Depuis Xiao Wu (1997), Jia Zhangke a filmé la Chine comme un archéologue du présent. Chaque nouveau film ajoutait une strate, chaque strate creusait plus profondément le fossé entre les rêves individuels et les réalités collectives. Avec Les Feux sauvages, il ne s’agit plus de superposer des couches, mais de revenir aux vestiges, de les regarder en face, et de se demander ce qu’ils signifient encore. De revoir sa propre cinématographie.
Qiao Qiao (Zhao Tao) et Bin (Zhubin Li), les deux protagonistes, ne sont pas seulement des figures d’amoureux séparés par le destin. Ils incarnent ce que Jia sait faire de mieux : transformer les trajectoires humaines en cartes d’un territoire mouvant. Qiao reste, Bin part. Elle cherche, il se perd. Ensemble, ils dessinent une géographie affective où chaque décision est une faille, chaque distance un vertige.
Dans Les Feux sauvages, Jia joue avec le matériau même du temps. Il revisite ses propres archives, mélange les formats et juxtapose les époques. Le spectateur, d’abord troublé par ce montage éclaté, finit par comprendre : ce n’est pas un collage gratuit, mais une tentative d’embrasser l’impossible continuité de la mémoire. L’habitué reconnaîtra les lieux communs du réalisateur, ainsi que ses personnages récurrents.
Le passage de la ville de Datong à une mégapole ultramoderne dépeint ce mouvement incessant. Les décors s’effondrent pour être reconstruits ailleurs, comme si la Chine tout entière était prise dans une boucle perpétuelle d’amnésie et de renaissance. Et au milieu de ce courant, Qiao avance. Pas pour rattraper le temps perdu, mais pour confronter un monde qu’elle ne reconnaît plus.
Chez Jia Zhangke, il y a toujours deux mouvements à l’œuvre : celui du progrès, brutal, inéluctable, et celui des résistances, fragiles, humaines. Bin veut partir, Qiao s’accroche. La quête de Qiao ne trouve pas de résolution. Elle retrouve Bin, mais leur amour est devenu une ruine parmi tant d’autres. Ce n’est pas un constat amer, c’est une lucidité, celle d’un cinéaste qui sait que rien ne dure, ni les villes, ni les souvenirs, ni les liens.
Le dernier acte du film marque une rupture nette avec le reste du long-métrage, en opérant un glissement vers une mise en scène plus viscérale et symbolique. Qiao et Bin se retrouvent dans un monde marqué par le COVID, un contexte où les interactions humaines, déjà fragiles, se sont encore plus fragmentées. Les deux personnages sont mutiques. Le silence qui les enveloppe est lourd de tout ce qu’ils n’osent pas se dire. Qiao, blessée par l’abandon de Bin des années auparavant, porte en elle une rancune muette, un poids qu’elle refuse de partager. De son côté, Bin semble paralysé par la honte, incapable de trouver les mots pour justifier son départ ou pour réparer ce qui a été autrefois brisé.
Leur marche commune dans les rues désertées prend des allures de procession, un chemin vers une séparation inévitable. Le passé les relie, mais le présent les éloigne. Soudain, une foule de coureurs surgit, brisant leur calme. Ces silhouettes anonymes, portant des vêtements fluorescents et des bandeaux colorés, incarnent un mouvement collectif, celui d’une société qui ne s’arrête jamais. La métaphore est puissante : ce groupe de coureurs est l’incarnation du progrès, de l’adaptation, du « suivre le rythme » à tout prix.
Face à cette vague, Qiao fait un choix. Elle quitte Bin, le laissant figé sur le trottoir comme une figure du passé. Elle s’équipe d’un bandeau et de vêtements de course, se mêlant à la foule, absorbée par ce flux incessant. Elle court, non pas pour fuir, mais pour appartenir, pour prouver qu’elle peut avancer, qu’elle a embrassé les codes d’un monde en constante mutation. À l’inverse, Bin reste immobile, figé dans une époque révolue. Trop vieux, trop fatigué, il n’a plus la force ni la volonté de s’adapter à un univers qui a évolué sans lui.
Cette dynamique, si elle s’inverse brièvement dans le présent du film, s’inscrit en réalité dans une logique récurrente chez Jia Zhangke. Souvent, dans ses œuvres, les femmes, d’abord laissées sur le bas-côté, finissent par incarner le mouvement et la résilience. Ce sont elles qui, à force de patience et de douleur, se reconstruisent et avancent. Les hommes, en revanche, malgré leurs quêtes initiales de changement ou de dépassement, reviennent, immobiles, vers celles qu’ils ont quittées. Ici, Bin n’échappe pas à cette destinée : il reste figé, incapable de s’inscrire dans un futur qu’il ne comprend plus, renvoyé à son immobilité, à son rôle d’observateur d’un monde qui lui échappe.
La dernière partie du film, au-delà de la dynamique inversée entre Qiao et Bin, révèle une dimension plus intime et réflexive. Bin, tout en restant une figure d’immobilité dans l’action, devient paradoxalement un point de convergence pour les innovations technologiques et stylistiques du film. Il découvre les réseaux sociaux, interagit maladroitement avec une caméra à 360 degrés, et se retrouve, malgré lui, immergé dans une esthétique cinématographique qui semble le dépasser. Bin n’est alors plus seulement un personnage ; il devient une représentation du choc technologique et culturel qui imprègne cette dernière partie.
Dans ces moments, Bin incarne presque un alter ego de Jia Zhangke lui-même. À travers son incapacité à s’adapter pleinement à ces nouveaux outils et à ce monde hyperconnecté, Jia semble faire écho à son propre sentiment de décalage. Depuis ses débuts, le cinéaste a été une figure majeure de la documentation de l’évolution rapide de la Chine, mêlant poésie et réalisme pour capturer les mutations sociales et économiques du pays. Pourtant, dans Les Feux sauvages, il semble pour la première fois se confronter à sa propre place dans ce mouvement. Bin, en tâtonnant dans un univers technologique qui le dépasse, reflète un cinéaste qui explore des techniques nouvelles tout en se sentant lui-même un peu étranger à leur usage.
Cette dimension prend une tournure encore plus personnelle lorsqu’on se souvient que Qiao est interprétée par Zhao Tao, muse et épouse de Jia Zhangke. Ce lien réel ajoute une couche d’intimité et de vulnérabilité au récit. Lorsque Qiao rejoint la course et laisse Bin derrière, il est difficile de ne pas y voir une métaphore de Jia lui-même, observant une Chine en perpétuelle accélération et se demandant s’il est encore capable d’en capturer l’essence.
Alors que le film, par sa structure et ses thèmes, reste une œuvre magistrale et fidèle à son style, il introduit une réflexion nouvelle et plus troublante : celle d’un cinéaste face à sa propre relation avec une société qu’il documente depuis des décennies. Jia Zhangke, souvent confiant dans ses observations et dans sa capacité à rendre compte des mutations sociales, semble ici plus hésitant, plus conscient de ses propres limites. Cette introspection confère au film une dimension unique, où la réflexion sur la société chinoise se double d’un questionnement sur la place du cinéaste dans ce monde en mouvement.
Bande-annonce du film Les Feux sauvages de Jia Zangke
Fiche technique : Les Feux sauvages
Réalisation : Jia Zangke
Scénario : Jia Zangke, Wan Jiahuan
Directeur de la photographie : Yu Lik Wai, Eric Gautier
Monteur : Lin Xudong, Matthieu Laclau
Chef monteur : Yang Chao
Chef décorateur : Liu Qiang, Liu Weixin, Liang Jindong, Ye Qiusen
Ingénieur du son : Zhang Yang
Compositeur : Giong Lim
Société de production : MK2 Films, Momo Pictures, Xtream Pictures
Société de distribution : Ad Vitam, MK2 Films
Pays de production : Chine, France
Langue originale : Chinois
Genre : Fiction
Date de sortie : 8 Janvier 2025