La Passagère : Voyage au bout de l’enfer

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© Malavida
Berenice Thevenet Rédactrice LeMagduCiné

Faire un film sur l’Holocauste moins de vingt ans après les faits relève du pari cinématographique (et critique). En 1961, le cinéaste polonais Andrzej Munk lance le tournage de La Passagère, adapté librement des mémoires Zofia Posmysz, prisonnière d’Auschwitz et de Ravensbrück. Interrompu par la mort du cinéaste la même année, le film est terminé par son ami cinéaste Witold Lesiewicz. Cinquante ans après sa sortie, le film ressort pour la première fois dans les salles obscures. L’occasion de (re)découvrir une œuvre forte qui démonte la mécanique des rapports de domination propres aux camps, tout en osant une réflexion bienvenue sur les liens entre vérité historique et fiction cinématographique.

La Passagère évoque le quotidien des femmes détenues à Auschwitz. Ou plutôt d’une femme. Elle s’appelle Marta. Son bourreau se nomme Liza. Cette dernière est une « aufseherin » (comprenez « gardienne »), selon terme utilisé dans le langage du camp (« Lagersprache »). Le public ne pénètre pourtant pas tout de suite dans l’enfer polonais. La Passagère est ce qu’on appelle – dans le jargon cinématographique – une œuvre inachevée ou posthume. Son réalisateur Andrzej Munk est, en effet, décédé au cours de son tournage en 1961. Son ami, le cinéaste Witold Lesiewicz décide de terminer le montage, en laissant volontairement telles quelles les parties inachevées du film. La Passagère est paradoxalement une œuvre à qui profitent les lacunes. La force de l’histoire est de n’avoir ni fin ni début.

(R)ouvrir les placards de l’Histoire

D’entrée de jeu, Witold Lesiewicz explique au public qu’il va devoir composer avec une œuvre inachevée. À lui de combler les blancs qui parsèment la narration. Deux univers s’opposent en dépit de l’incomplétude globale. Il y a d’abord celui de la photographie. Si l’histoire commence par la mort du cinéaste (racontée par un autre), cette dernière plonge le spectateur sur une croisière aux allures de romans-photos. L’expression doit être prise au sens propre comme au sens figuré. Toute la première partie du film (et son dernier tiers) est mis en scène via une série de photographies prises à l’argentique. Le noir et blanc y est granuleux, presque flou à l’écran. C’est ici qu’entre en scène Liza. Nous sommes loin d’Auschwitz. En apparence (seulement). Car, si la croisière s’amuse, le bêta vernis du bonheur ne va, cependant, pas tarder à craquer. Liza voyage aux côtés de son mari Walter. Le couple ne le sait pas encore mais il profite de ses derniers moments d’accalmie. Le calme avant la tempête, dit-on. Un jour, Liza croit reconnaître, parmi les passagères, une ancienne détenue d’Auschwitz, dont elle était – rappelez-vous – la gardienne. Ainsi, Marta, notre deuxième protagoniste, peut entrer en scène.

Le théâtre est au complet. La pièce peut donc débuter. Liza avoue à son mari qu’elle n’était pas détenue à Auschwitz, comme elle le lui avait dit, mais surveillante SS. Sa confession change de couleur au fur et à mesure que se dessine la vérité. Le style évolue lui aussi. L’image noir et blanc est lisse et froide – quasi clinique. L’image n’est plus fragmentée par des photos mais proprement cinématographique. La fiction se pare alors des atours du reportage autant que du documentaire. Liza évoque sa relation avec Marta. Celle-ci apparaît pour ce qu’elle est : une obsession glauque autorisée par l’univers industrialo-carcéral du camp qui lui a donné naissance. Liza se raconte (autant qu’elle nous raconte) avoir sauvé Marta. La gardienne SS est convaincue de sa bêtise aussi bien que de sa prétendue supériorité. Si Andrzej Munk évoque les rapports de pouvoirs entre les êtres, le cinéaste braque son projecteur sur ce que le camp fait aux humains. Il y a bien sûr la déshumanisation de ces gardiennes. Toutes de noir vêtues, tels des robots, agissant de façon automatique, lâchant des chiens affamés sur des prisonnières sans défense, dans un comble de perversité et de sadisme qui se passent de qualificatifs.

Nuit et brouillard

La force de La Passagère provient sans doute aussi de son audace. Souvenez-vous. Nous sommes au début des années 1960 – le film sort en salles en 1963 – soit moins de vingt ans après la fin de la guerre et la libération des camps. Imaginez-vous une œuvre cinématographique qui aurait décidé – à la même époque – d’aborder la complicité du Régime de Vichy dans la déportation des juifs de France. Andrzej Munk confronte le public d’alors à un passé qui ne passe pas (encore). Et qu’il préférait remiser dans les placards de l’Histoire. Le spectateur est confronté à ce qu’il ne veut pas voir (et, paradoxalement, ne peut pas ne pas voir). Nous n’avons d’autre choix que de regarder. Les scènes filmées possèdent une violence physique et symbolique qui déborde du champ –, rendant les images presque impossibles à supporter.

La Passagère fait appel à notre responsabilité de spectateur. Comme l’avait fait en son temps Alain Resnais avec les images de Nuit et Brouillard (1955). La fiction (même et lorsqu’elle s’assume comme telle en s’inspirant de l’Histoire) interroge nos limites autant qu’elle en appelle à notre sens du devoir. Il est nécessaire de ne pas fermer les yeux sur les horreurs passées et présentes de l’Histoire. Auquel cas, l’on se condamne à une cécité démocratique volontaire. Or, il n’est pas bon d’être aveugle dans un monde en proie aux (perpétuelles) flammes (de l’Histoire).

Le cinéaste s’inclut dans la réflexion. Une histoire est toujours le fait d’un individu. Quand elle est racontée, elle part nécessairement d’un point de vue situé justement dans l’Histoire. Liza possède une vision faussement naïve de son histoire avec Marta. L’innocence avouée se transforme vite en culpabilité décomplexée. Cette histoire particulière dessine en creux une histoire collective -, recréée par un cinéaste en quête de vérité (historique). Mais Andrzej Munk n’est pas dupe. La fiction ne peut être l’Histoire (bien que l’Histoire racontée devienne toujours une fiction qui s’inscrit dans l’Histoire). Aussi, les interstices laissés par le décès du cinéaste sont comme autant d’histoires qui s’insèrent dans la grande. De cette gigantesque mise en abyme, on ne sort pas indemne, hantés par l’incommensurable et l’innommable, portés par une œuvre qui s’affirme comme un uppercut salutaire.

Bande-annonce – La Passagère

Fiche technique – La Passagère

Titre français : La Passagère
Réalisation : Andrzej Munk
Scénario : Zofia Posmysz et Andrzej Munk
Interprétation : Liza (Aleksandra Śląska), Marta (Anna Ciepielewska)
Musique : Tadeusz Baird
Photographie : Krzysztof Winiewicz
Montage : Zofia Dwornik
Décors : Tadeusz Wybult
Costumes : Wiesława Chojkowska
Société de production : Zespół Filmowy « Kamera »
Pays de production : Drapeau de la Pologne Pologne
Langue originale : polonais
Genre : drame
Durée : 60 minutes
Sortie : 25 janvier 2023

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