En forçant le grotesque des luttes de pouvoir du Politburo après La Mort de Staline, Armando Iannucci bouscule les codes du film historique. Aidé par une troupe d’acteurs impeccables et un sens du dialogue ciselé, l’auteur déploie une fresque cynique et violente qui prend le risque de nous mettre mal à l’aise, pour mieux nous faire réagir.
C’est une soirée comme les autres. Le tyrannique Joseph Staline réclame l’enregistrement d’un concert en direct (après la fin de celui-ci), dîne avec ses proches conseillers, signe des listes d’opposants politiques qui serons exécutés ou déportés dans la nuit. Mais passées les réjouissances, le Petit Père des peuples fait une attaque cérébrale dans son bureau et se vautre dans sa propre urine. Personne n’ose entrer dans le bureau, de peur d’être exécuté pour avoir déplu au dictateur. Il ne sera découvert que le lendemain, et s’en suivra une agonie de deux jours, durant lequel le cercle rapproché tentera de gérer la situation. Une fin pathétique pour celui qui aura dominé la moitié du monde d’une main de fer, et terrorisé l’autre. Plus pathétique encore les réactions des conseillers qui, passé les lamentations de rigueurs, feront tout pour éviter les débordements populaires, se maintenir en place et, éventuellement, éliminer des collègues gênants. Entre rivalités intestines et fidélité à l’idéal communiste, chacun joue un jeu de massacre dangereux où tous les coups sont permis. Tels des charognards, les têtes du Parti se partagent les restes du stalinisme autour du cadavre du leader « bien aimé », tout en essayant de mener une transition progressive vers un régime moins répressif.
Les corps politiques se succèdent lors de l’agonie et les bons mots, les répliques cinglantes et les insultes fusent. Chacun pratique un numéro d’équilibriste où une phrase mal placée peut vous faire tomber. Même si l’idéal communiste a basculé dans un régime de terreur intenable, critiquer la politique, c’est critiquer Staline et potentiellement se faire descendre. Difficile de savoir qui est resté fidèle au régime ou qui cherche à en prendre la tête, entre le benêt secrétaire adjoint Molenkov (Jeffrey Tambor), le gâteux Molotov (Michael Palin), qui devait être exécuté, le (faux) bouffon Kroutchev (Steve Buscemi) ou l’ogre Beria (Simon Russel Beal). Entre le huis-clos à l’anglaise, la violence verbale tarantinesque, l’humour burlesque des Monty Python, la farce politique à la In the loop (film déjà signé par Armando Iannucci), et le gore, difficile de placer la Mort de Staline. L’œuvre est un peu au carrefour de toutes ces possibilités comiques et fait ce choix particulièrement risqué de rire de l’horreur sans pour autant y mettre le voile pudique du second degré. A l’écran, aucune exécution sommaire ne nous est épargnée et, tandis que les dirigeants comptent leurs points, les cadavres s’accumulent. Il faut effacer les traces, éliminer les témoins, contenir les élans populaires etc. Aucun régime de terreur ne s’est achevé dans la douceur, Iannucci le sait, et préfère appliquer l’adage populaire : mieux vaut en rire qu’en pleurer.
Certaines situations sont comiques, d’autres ouvertement grotesques, comme les intrusions du fils taré de Staline (Ruppert Friend) ou les conseillers qui veulent enlacer le cadavre du leader tout en évitant de mettre les pieds dans la flaque d’urine. D’autres en revanche prennent aux tripes, comme ces arrestations mécaniques et ces balles dans la têtes devenues le lot quotidien d’une population terrorisée. L’effort que nous demande la Mort de Staline, c’est celui de rire d’une réalité tragique. Mais là où, par exemple, Michael Bay utilisait les mêmes ressorts pour nous raconter l’histoire de trois crétins, Iannucci nous parle de politiciens intelligents, manipulateurs hors pairs, qui ne sont jamais dépassés par les événements. La violence ici n’est plus un extrême, elle est quotidienne, admise, et semble presque naturelle. Molotov ne semble même pas s’étonner que le « camarade » Staline ait voulu l’éliminer, bien qu’il assure n’avoir jamais trahi le parti, et Molenkov dit carrément qu’il n’arrive plus à se souvenir de qui est mort et qui est toujours vivant. Aussi, on comprendra que l’effort mental demandé au spectateur puisse paraître difficile. Certains trouveront sûrement la farce déplacée ou de mauvais goût. Et ils n’auront pas totalement tort.
Mais passé cette impression, la Mort de Staline se révèle comme un cas d’école. La gouaille mise en avant, la violence froide et le vice érigés en système tordent le coup aux tropes des films historiques et Iannucci propose une autre voie. Il n’y a pas de héros, juste des vainqueurs qui écrivent l’Histoire, et des perdants qui en seront effacés. Les délicieuses joutes verbales, les situations burlesques et le pathétisme des personnages amènent la forme du récit historique romancé vers des terrains nouveaux. Une bonne partie des échanges tient sûrement de la fiction pure, mais le film semble totalement assumer ce fait, afin de surligner plus encore le grotesque des régimes totalitaires, plus obsédés par l’image que le bien du peuple. La quête de Malenkov pour retrouver la même petite fille que sur la photo de Staline est ainsi l’un des fils rouges comiques de cette toile vaudevillesque. Ce n’est pas l’Histoire qui compte, c’est la manière dont on l’écrit. Et l’intrusion du grotesque amène, dans une certaine mesure, un éclairage nouveau et revigorant au traitement de l’Histoire par le cinéma.
Le suspens n’est pourtant pas de rigueur, puisque n’importe quel lycéen sait que Nikita Kroutchev en est sorti vainqueur. Même le jeu de massacre annoncé par la bande annonce passe finalement au second plan (Boulginov et Kaganovitch sont rapidement mis en retrait). Plus que la mort annoncée par le titre, c’est l’affrontement entre le politicien génial Kroutchev et le terrifiant chef des services secrets Laventri Beria, artisan de la politique de terreur du régime, qui alimente le récit. Rescapé de Penny Dreadful, où il campait un sympathique universitaire efféminé, Simon Russel Beale opère un saisissant grand écart en incarnant cette figure terrifiante, pratiquant l’organisation des rafles, les exécutions et le viol comme une seconde nature. Seul personnage dénué de toute aspérité comique, sa présence ogresque détonne dans le Politburo. Corps suintant la rage et le vice, il apparaît comme ce dernier vestige d’un stalinisme ultra-violent dont même le Petit Père des peuples voulait se débarrasser. Il pourrait être le méchant du film, mais les choses ne sont jamais si simples, et dans une tirade fabuleuse, il révèle que les autres, malgré leurs sourires et leurs beaux costumes, ne valent pas mieux que lui. La partie est sans pitié entre ces deux joueurs, et les autres ne deviennent que des atouts plus ou moins jetables, à l’exception du général Joukov (Jason Isaac), joker imprévisible dont la vulgarité toute virile n’a d’égale que sa puissance de feu. Iannucci tient son sens de l’ironie jusqu’au dernier plan, qui révèle la prise de pouvoir de Kroutchev… et sa chute future, laissant apparaître le regard en coin d’un homme derrière… un certain Brejnev.
Interprétation au cordeau, dialogues ciselés et jeu constant entre Histoire et fiction sont donc les maîtres mots de cette mascarade du pouvoir. Faite de renversements et de violences, la politique apparaît alors comme un éternel carnaval sanguinaire. Nous pourrions même imaginer le même film pendant la Révolution française (avec Robespierre, Desmoulin et Danton qui s’insultent) ou pour chaque transition politique violente. Si Armando Iannucci a encore des progrès à faire en termes de mise en scène (quelques effets de styles outranciers, même si le rythme reste soutenu), on attend de pied ferme son prochain rendez-vous avec l’Histoire.
La Mort de Staline : Bande-annonce
La Mort de Staline – Fiche Technique
Distributeur : Gaumont Distribution
Pays d’origine : Royaume-Uni, France
Langue originale : anglais
Format : couleur – 35 mm
Genre : comédie satirique
Durée : 106 minutes
Dates de sortie : 4 avril 2018
Nationalités américain, français, britannique