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Kaili Blues, un film de Bi Gan : Critique

Il semble que 2015 fût une très bonne année pour les premières œuvres : Le Fils de Saul et Mustang à Cannes, L’Enfance d’un chef de Brady Corbet à Venise, pour ne citer que les plus connus. Une autre grande découverte aux festivals l’année dernière était le premier long métrage de Bi Gan, primé meilleur nouveau réalisateur à Locarno. Le jeune cinéaste chinois (né en 1989) a commencé le tournage avec 20 000 yuan (3000 euros) dans la poche et une équipe encore plus jeune que lui. Heureusement, l’investissement a suivi et le quatrième festival d’Europe l’a pris.

Synopsis : Chen Sheng, ancien voyou et détenu, mène une vie tranquille et solitaire comme « médecin aux pieds nus » dans la petite ville Kaili au Guizhou, une province pauvre au sud-ouest de la Chine. Quand Weiwei, son neveu bien-aimé, est vendu par son propre père, Chen Sheng part le chercher, malgré l’hostilité de son frère. Ce voyage déclenche une série d’expériences surréalistes, qui lui permettent de réfléchir ce qu’il a parcouru toute sa vie.

Pour les connaisseurs de l’industrie cinématographique en Chine, même avant de voir Kaili Blues, le parcours de son auteur est déjà une étonnante exception. Depuis au moins trois ou quatre décennies, les cinéastes chinois qui ont fait du bruit à l’échelle internationale, étaient tous formés à la prestigieuse Beijing Film Academy, pendant longtemps la seule formation du cinéma qui existait dans la République populaire. Cependant, Bi a fait ses études à l’Université de communication de Shanxi, une faculté sans aucune importance jusqu’ici. Une fois diplômé, au lieu d’entrer dans l’un des grands studios de l’état comme tous les anciens élèves de l’Academy, il a signé un contrat avec Heaven Pictures, une entreprise privée.

« On voulait juste finir le film ; personne n’a pensé à l’exploiter » dit-il lors d’une interview. Pourtant, depuis fin mars, ce premier long métrage a pu sortir en salle dans l’hexagone — un destin rare pour ce genre de film de nature fort expérimentale. En plus, après une sortie taïwanaise en avril, il verra le grand public en Chine, où la culture consumériste et l’obsession avec les blockbusters américains ces dernières années ont presque tué le cinéma d’auteur. Avec ses expérimentations audacieuses sur le fond et la forme, Kaili Blues annonce une nouvelle génération de cinéastes chinois, qui montent sur scène avec plus d’ambitions que les précédentes.

Le plan-séquence et la jeunesse

Depuis son avant-première mondiale dans la petite ville lacustre helvétique, ce dont tout le monde parle est un remarquable plan-séquence d’environ 40 minutes. Dans la deuxième moitié du film, lors d’un voyage en quête de son neveu, Chen Sheng est emmené, par un motard prénommé également Weiwei, dans un petit village au bord de l’eau. Il y rencontre des personnages qui sont essentiellement les projections des connaissances importantes dans sa vie, y compris sa femme, décédée en son absence. Ici la caméra est endossée d’une subjectivité remarquable. Elle suit tantôt le protagoniste, tantôt d’autres personnages secondaires, parfois même les villageois mobilisés comme figurants. Le décalage entre les mouvements de caméra et les acteurs, tout en renforçant cette subjectivité, crée un effet de flâneur rêveur.

Malgré quelques défauts techniques dus, sans doute, à la longueur extrême du plan, il est difficile à croire que le chef opérateur Wang Tianxing est aussi un first-timer. La mise en scène et l’opération de caméra sont méticuleusement calculées et les jeux des acteurs, amateurs pour la plupart, révèlent un naturalisme très personnel. Au début du plan-séquence, quand Weiwei et Chen Sheng descendent la rue principale à moto, la caméra prend un raccourci entre les bâtiments pour les rejoindre en bas, ce qui crée un effet de course-poursuite entre le public et les personnages. Ce mouvement de caméra hors norme signale le commencement d’une séquence surréaliste et nous prépare pour une forte présence de la volonté de l’auteur sur l’écran. Un autre exemple est quand on suit Yangyang, dont Weiwei est amoureux, pour faire un tour du village. Le réalisateur joue beaucoup sur le son pour remplir le vide laissé par l’image, pour créer une profondeur globale et enfin immerger la caméra (et ainsi le public) complètement dans l’ambiance du village. Cette caméra personnifiée participe ensuite à la quasi-course-poursuite de Weiwei et Yangyang, formant une sorte de triangle amoureux. Bi Gan explore ainsi une nouvelle dimension dans la narration d’un cliché thématique.

Il y a une prédilection de l’auteur très marquée pour les longs plans : le film s’ouvre avec une série de longs plans descriptifs ; la mise en scène est très travaillée pour remplacer le montage, employé seulement où il est absolument nécessaire. Mais le plan-séquence de 40 minutes, en plus d’un choix esthétique, s’opère bien dans le grand schéma narratif du film. Il est une déviation narrative qui est autrefois souvent présenté comme analepse sur le plan narratif et est marqué par le montage. Ici, pourtant, aucun outil formel n’est convoqué pour diviser les intrigues principales et secondaires ; c’est un choix esthétique (le plan-séquence) qui nous indique que le récit de ces 40 minutes est une parenthèse par rapport au film entier. Si les procédés filmiques (le montage, la voix off, etc.) pour jalonner une subplot héritent directement de ceux du littéraire (ex. les sauts de ligne, le chapitrage — pensez à Un amour de Swann de Proust), le choix de Bi Gan doit son inspiration au jeu vidéo, dont la quête secondaire n’a pas une rupture formelle avec la narration principale mais souvent marquée par son contenu clairement dévié.

Le bouddhisme et le temps

Paradoxalement, ce jeune cinéaste avec plein d’esprit innovateur a cité un ancien texte bouddhiste comme épigraphe de son film. La pensée bouddhiste se trouve dès le début de sa carrière. Jin Gang Jing, le titre chinois de son unique court métrage The Poet and the Singer, est la traduction chinoise du Sūtra du Diamant, dont la phrase plus connue s’affiche au début de Kaili Blues : « La pensée du passé n’est pas saisie, la pensée du futur n’est pas saisie, la pensée du présent n’est pas saisie.» Elle est donc la clé pour comprendre le film dont le temps est le thème central.

Le remords persistant du passé et l’espoir fort pour l’avenir sont tous les deux condamnés par le bouddhisme. Ces « péchés » sont précisément ce que pratique Chen Sheng, qui ne cesse pas de regretter sa jeunesse de gangster et la mort de sa femme, alors qu’il place toutes ses espérances sur la prochaine génération (son neveu Weiwei). C’est là que s’arrêtent la plupart des lectures mondaines du Sūtra du Diamant, mais Bi Gan va plus loin dans le sens philosophique. Il s’agit d’une vacuité totale, par laquelle le texte bouddhiste nie le caractère fixe et inchangeable de toute chose, au passé, au présent ou au futur. Donc le protagoniste rencontre, lors de son détour dans le super-plan-séquence, ses connaissances du passé et de l’avenir, dont un personnage qui ressemble à sa femme défunte et un jeune qui a le même prénom que son neveu : ils sont essentiellement sa femme rajeunie et un Weiwei grandi. Les divisions entre les différents objets/personnes et espace-temps sont ainsi brisées.

La seule motivation de Chen Sheng dans la deuxième moitié du film est de sauver son neveu — on suppose qu’il est maltraité, même abusé comme la plupart des enfants enlevés. Mais quand il le trouve, Weiwei vit mieux avec son acheteur qu’avec son propre père. Le bonheur de Weiwei est ce qui préoccupe Chen Sheng, il est précieux comme le diamant très recherché dans le Sūtra, symbole de l’obsession qui empêche la progression de sagesse et l’atteinte de l’éveil. Après ces aventures, Chen Sheng prend le train pour rentrer chez lui ; c’est là où il retrouve la paix et le sommeil. Il atteint enfin l’état parfait que certains appellent zen, endormi mais éveillé.

Également dans ces derniers plans, il y a des graffiti d’horloges sur le train qui va en contre sens et quand les trains se croisent en haute vitesse, ces images créent l’effet visuel d’une seule horloge tournant en contre sens. C’est le moyen, selon Weiwei le motard, de remonter le temps, mais aussi le fonctionnement d’un film : une série de photogrammes en mouvement de grande vitesse. C’est donc le commentaire métafilmique de Bi Gan : le cinéma est une magie qui nous permet de remonter le temps, de retrouver les vielles connaissances, de se libérer de tout remords et de toute obsession, d’atteindre un nouvel état de vie, s’il n’est pas l’éveil final.

La tradition et la poésie

La poésie lyrique a une place éminente dans la littérature chinoise, elle influence toute création artistique, y compris le cinéma. Un autre film Chang Jiang Tu, le gagnant d’un Ours d’argent à Berlin cette année et probablement le représentant chinois aux Oscars 2017, se construit autour de la poésie. Bi Gan est un poète publié et il n’hésite pas à insérer ses poèmes dans sa création cinématographique. Lu Bian Ye Can (littéralement « pique-nique au bord de la route »), le titre chinois de Kaili Blues, vient du titre d’un recueil de poèmes de Bi Gan. Dans le film, il est aussi le titre d’un recueil de Chen Sheng, qui est un « mauvais poète », selon le réalisateur.

Chen Sheng, toujours joué par le même acteur amateur (il est en fait l’oncle du réalisateur), est un protagoniste récurrent dans l’œuvre de Bi Gan. Il sert au personnage principal dans The Poet and the Singer et le sera dans La Dernière nuit de la Terre (titre et traduction provisoires), le prochain film en préproduction de M. Bi. L’image du poète serait la réflexion du réalisateur lui-même et les qualificatifs « mauvais », « amateur » relèvent de l’autodérision des artistes, vus par le monde consumériste comme « inutiles ». Cette autodérision, qui se trouve aussi dans Chang Jiang Tu, est le fruit amer de la société chinoise autant plus concentrée sur le profit économique.

Le poète-cinéaste regarde la tradition avec des avis complexes. D’une part il veut se révolter contre la tradition pour créer son propre style, mais de l’autre la tradition est ce qui garde certaines valeurs précieuses de la société. Bi Gan vient de Kaili, la ville éponyme du film habitée principalement par la minorité ethnique Miao, à laquelle il fait partie. Kaili Blues parle aussi de ses racines et son identité. À part la recherche de Weiwei, Chen Sheng doit aussi trouver un maître musicien miao, qui fut l’amoureux de sa vieille collègue à la clinique. Quand il arrive chez lui, le maître est absent et ses jeunes élèves sont contents de pouvoir faire un concert du pop, le genre de musique interdit en présence de leur maître.

Leur concert et la musique pop servent de musique d’ambiance pour le super-plan-séquence et participent brièvement au récit. Une liberté retrouvée de ces musiciens est mélangée avec la nostalgie de Chen Sheng, preuve de l’ambivalence de Bi Gan devant les conflits entre la tradition et la modernité. On sait à la fin que le maître est mort, quand le film se clôt avec son cortège funèbre où ses plus anciens élèves se réunissent pour lui jouer la dernière fois le lusheng, un instrument traditionnel du peuple Miao. Les réflexions de l’auteur sur la tradition et sur l’identité n’ont pas une conclusion définitive dans cette première œuvre, mais elles trouveront certainement une continuation dans la future création du jeune cinéaste.

Bande-annonce : Kaili Blues (Lu Bian Ye Can)

Fiche Technique : Kaili Blues (Lu Bian Ye Can)

Réalisation : Bi Gan
Scénario : Bi Gan
Interprétation : Chen Yongzhong (Chen Sheng), Xie Lixun (Tête de fou), Guo Yue (Yangyang), Yu Shixue (Weiwei le motard), Luo Feiyang (Weiwei, l’enfant)
Image : Wang Tianxing
Montage : Qin Yanan
Son : Liang Kai, Lou Kun
Musique : Lim Giong
Décors : Zhu Yun
Production : Wang Zijian, Li Zhaoyu, Shan Zuolong, Wang Jianguo
Société de production : Blackfin-Beijing Culture & Media Co. Ltd., Heaven Pictures The Movie Co. Ltd.
Diffusion : Capricci Films
Durée : 113 min
Festivals : Locarno, Nantes
Date de sortie : 23 mars 2016

Chine – 2015