Feu follet : l’art de pomp(i)er

Berenice Thevenet Rédactrice LeMagduCiné

Présenté lors du dernier Festival de Cannes, dans la Quinzaine des Réalisateurs, le sixième long-métrage du cinéaste portugais João Pedro Rodrigues Feu follet (r)échauffait la Croisette en jetant un vent queer (bienvenu) dans une compétition jusque là un peu (trop) sage. Retour sur le phénomène.

Synopsis : En 2069, au Portugal, alors qu’il est mourant, le roi Alfredo se rappelle ses premières amours. 

Le Renouveau (Queer) du cinéma portugais (et cannois)

Feu follet n’est pas une œuvre cinématographique comme les autres. Comme tous les films qui peuplent l’histoire du cinéma pourrait-on dire. Oui et non. Si le septième art nous a offert son lot de comédies musicales, il a, en revanche, relativement peu versé du côté de la « fantaisie musicale ». Consacrée par Feu follet, dont elle est le sous-titre officiel, l’expression s’affirme comme un nouveau genre cinématographique faisant explorer les (rôles de) genres.

Qui a dit que le Festival de Cannes ne savait pas être novateur (et anti conservateur) ? Personne ou presque. Peu connu du grand public, voire carrément méconnu, João Pedro Rodrigues est, pourtant, un réalisateur expérimenté, comptant plusieurs dizaines films à son actif. Passé par le court-métrage et le documentaire, sa carrière, débutée il y a plus de trente ans, connaît un tournant dans les années 2010. Sorti en 2016, et présenté au Festival International du film de Locarno, où il remporte le Léopard de la meilleur réalisation, L’Ornithologue marque une étape en inscrivant le cinéaste dans la catégorie des réalisateurs à suivre (de près).

Feu Follet confirme cette tendance en faisant, cette fois, de João Pedro Rodrigues, le chef de file d’une nouvelle école. Avec lui, le cinéma (portugais) semble prendre un nouvel envol vers des terres (queer) humides et drôlement engagées. Un cinéaste à suivre (définitivement).

Le cinéma dans tous ses ébats

Comment raconter un film de moins d’une heure sans risquer la paraphrase ? Question inutile ou véritable pari ? Un peu des deux sans doute. L’essentiel de l’œuvre ne réside pas dans ce qu’elle raconte, mais bien dans ce qu’elle montre. L’expression manifeste « fantaisie musicale » ne doit pas nous tromper. Si la musique entretient une place de choix dans la narration, la fantaisie constitue également un socle capital (et nécessaire) à la réussite du film. Teintée de surnaturel, et prenant les couleurs de la science-fiction, celle-ci intervient dès le début. Nous sommes en 2069 au Portugal. Affaibli et mourant, le roi Alfredo trouve, cependant, la force de se souvenir de son premier (et unique) amour. Si le roi se mourait du temps de Ionesco, le roi 3.0 se marre aujourd’hui la larme à l’œil, devant un petit neveu dont les flatulences empuantissent un protocole royal aussi ridicule que jubilatoire.

Alfredo retourne du côté de chez Swann ou plutôt d’Afonso. Nouvelle cassure. On s’attendait à la mise en scène d’un passé romancé. On se retrouve dans une relecture de la cène. Tableau d’une famille royale où les méga incendies et le réchauffement climatique font face à une aristocratie méchamment barrée, et dont le conformisme s’affiche jusque dans l’onomastique de ses animaux domestiques. Alfredo a fait son choix. Il sera soldat du feu. Désireux de protéger son pays contre la menace climatique, le jeune prince décide d’abdiquer droits et privilèges, rêvant finalement d’être traité comme un citoyen lambda. Nouveau décor. Exit l’ambiance surannée du Palais royal, nous voilà projetés dans un tout autre univers, celui de la caserne et de ses pompiers rutilants. JoãPedro Rodrigues entérine les facilités de la subversion. Mot valise qui s’enfonce bien souvent dans le classicisme « choque-bourgeois » suffisamment déjà-vu pour être scandaleusement pertinent. A la suggestion, le réalisateur préfère la monstration. Chez lui, la nudité ne constitue pas un hors-champs. Le sujet du film n’est, en ce sens, pas évincé du cadre. L’histoire d’amour homosexuelle est belle et bien représentée à l’écran. Entre Alfredo et Afonso, c’est le coup de foudre. Si la caserne apparaît comme un lieu socialement marqué, symbolisant une réalité instable ravagée par un danger écologique qui ne dit que trop bien son nom, elle est également un endroit fortement marqué sexuellement.

E(gay)er le cinéma de papa

Dès l’arrivée d’Alfredo, le ton est donné (ou presque). Les corps masculins (s’ex)posent au nez et à la barbe du jeune prince héritier. Ces derniers dégagent une sensualité dénuée de toute chosification. Les personnages échappent au traditionnel « male gaze », allant souvent de pair avec une hypersexualisation (dont on se passe très bien ici). Alfredo et Afonso s’aiment. Qu’importe que leurs amours aient lieu dans une forêt ou ailleurs. Ici rien ne sera éludé ni caché. JoãPedro Rodrigues prend à contre-pied les codes de la pornographie mainstream. La mise en scène de la sexualité prend une coloration aussi bien humoristique que romantique. Dans ces conditions, les ébats entre les héros peuvent ainsi susciter un réel débat.

Feu follet pourrait, à première vue, passer pour une œuvre « phallocratique » tant le phallus y est (sur)représenté. Tour à tour objet de désir, moyen mnémotechnique ou métaphore d’un système patriarcal sur les rotules, jamais le phallus n’aura été autant sujet à discussion. Démythifié autant que démystifié, viré de son piédestal, alors qu’il est paradoxalement plus prégnant que jamais, ce dernier s’efface joyeusement pour laisser place à la fantaisie pure. S’abat alors l’art pompier et son conservatisme, écrasé par l’universalité de l’amour, (en)chanté par la magnifique voix de Paulo Bragança. Feu follet ou l’œuvre qui é(gay)e le cinéma d’auteur en s’amusant de sa frilosité (plus ou moins assumée). Il nous tardait de pouvoir dire : au feu l’art pompier. C’est maintenant chose faite.

Feu follet – Bande-annonce

Feu follet – Fiche technique

Réalisation : João Pedro Rodrigues
Scénario : Paulo Lopes Graça, João Rui Guerra da Mata et João Pedro Rodrigues
Musique : Paulo Bragança
Décors : João Rui Guerra da Mata
Son : Nuno Carvalho
Montage : Mariana Gaivão
Production : João Matos, João Pedro Rodrigues et Vincent Wang
Sociétés de production : Terratreme Filmes ; House on Fire et Filmes Fantasma
Société de distribution : n/a
Pays : Portugal, France
Genre : comédie musicale
Durée : 1h07
Sortie : 14 septembre 2022

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