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Copyright Rob Youngson / Focus Features

Belfast, de Kenneth Branagh : nostalgie et naphtaline

Après une série de grosses productions – et quelques semaines à peine après son catastrophique Mort sur le Nil –, admettons qu’on n’avait pas vu venir ce nouveau film de Kenneth Branagh, de loin son projet le plus personnel. Tourné en noir et blanc, Belfast est une ode à la capitale de l’Irlande du Nord, à travers les souvenirs personnels du cinéaste qui y a vécu l’avènement des « Troubles » entre catholiques et protestants. Si le film transpire l’amour sincère pour la ville, la nostalgie de Branagh (également scénariste) a ôté aux images de son enfance toute l’âpreté qu’exigeait la période historique dans laquelle elles s’inscrivent. Bien trop policé, Belfast se présente dès lors comme un drame familial très gentillet, dont l’empreinte demeure superficielle. C’est bien connu, la nostalgie embellit toujours le passé. 

Alors que Belfast lui permet de devenir le premier homme à être nominé dans sept catégories différentes aux Oscars, on ne peut que s’étonner à nouveau du parcours improbable de Kenneth Branagh. Nord-Irlandais de naissance et de cœur, on rappellera qu’il fut formé à la très réputée Royal Academy of Dramatic Art de Londres (dont il est le Président depuis 2014) et sembla se destiner au théâtre, créant avec David Parfitt la Renaissance Theatre Company en 1987. Que ce soit sur les planches ou au cinéma où il fit ses premiers pas dès la fin des années 80, Branagh se spécialisa dans les adaptations de Shakespeare, jouant dans ou mettant en scène (il passa à la direction et à l’écriture dès son premier film, Henry V) six adaptations de ses œuvres, une fidélité qui aboutira assez logiquement à l’incarnation du Barde par Branagh lui-même dans All is True (2008), qu’il met également en scène. C’est plus globalement avec la grande littérature que Branagh entretient un rapport étroit, adaptant au cours de sa carrière Mary Shelley (Frankenstein/1994), Tchekhov (le court-métrage Le Chant du cygne/1992) ou Agatha Christie (Le Crime de l’Orient-Express/2017 et Mort sur le Nil/2022).

Ce surdoué pétri de littérature classique se perdit néanmoins en route dès 2007 et son mauvais remake du Limier de Mankiewicz. A travers une conversion dont seul Hollywood à le secret, Branagh se vit alors propulsé à la direction d’une succession de blockbusters que des producteurs américains mal avisés eurent le mauvais goût de lui confier. Voir ainsi le réalisateur des remarquables Beaucoup de bruit pour rien et Hamlet signer, quelque vingt années plus tard, des superproductions Marvel (Thor) ou des films d’action à grand spectacle (The Ryan Initiative), sans parler de l’affreuse adaptation en live action de Cendrillon, a de quoi laisser pantois. Le naufrage complet de Mort sur le Nil, sorti il y a quelques semaines, ne fit que confirmer l’enlisement de Kenneth Branagh dans des superproductions sans génie et indignes de son talent. Le pire est encore que ses qualités de comédien aient suivi la même pente ascendante : dans la caricature involontairement grotesque qu’il nous a offert d’Hercule Poirot dans sa récente adaptation d’Agatha Christie, on chercherait en vain les traces du grand acteur shakespearien qu’il fut.

L’homme semblant décidément adepte des volte-face, c’est entre le susnommé Mort sur le Nil et une autre grosse production de science-fiction sortie sur Disney+ (Artemis Fowl), que Kenneth Branagh a décidé de sortir son opus le plus personnel, Belfast, qu’il a également écrit et coproduit. Racontant l’enfance de Buddy (Jude Hill) dans le Belfast en proie aux premiers affrontements entre catholiques et protestants à la fin des années 1960, il ne fait aucun doute que l’œuvre est largement autobiographique. Branagh est en effet né à Belfast en 1960, ville qu’il quitta à l’âge de neuf ans pour échapper à la violence, tout comme le jeune protagoniste de son film. Comme souvent dans ces cas-là, la proximité du cinéaste/auteur avec son sujet confère à Belfast une sincérité qui affleure à chaque seconde. Elle se reflète aussi dans la démarche parfaitement cohérente : tournage essentiellement effectué à Belfast, casting irlandais (à l’exception notable de Judi Dench) et bande-son entièrement réalisée par Van Morrison, lui aussi un natif de Belfast. Il existe hélas un revers de la médaille à cette ode sincère à la ville qui l’a vu naître et au partage de souvenirs personnels : Kenneth Branagh est resté englué dans un sentimentalisme débordant qui idéalise les images de l’enfance au point de leur ôter toute âpreté. Une tendance parfaitement humaine, mais qui aboutit à une œuvre mignonne et tiède.

Le ver est dans le fruit dès les premières images du film, révélant des décors connus et moins connus de la ville irlandaise actuelle. Ce véritable clip promotionnel digne d’un office de tourisme (le film a été produit par l’agence nationale du cinéma nord-irlandais, ceci explique cela) évolue soudain, au moyen d’un astucieux travelling vertical, vers un chromatisme noir et blanc signalant le changement d’époque pour un lieu identique. Une affection sincère se traduisant par des séquences léchées et artificielles, un choix esthétique qui se veut le gage d’un cinéma d’auteur : Kenneth Branagh dévoile immédiatement les limites de son projet artistique. Cette entrée en matière aurait pu se justifier si l’idée avait été que la belle et chaleureuse capitale nord-irlandaise avait aujourd’hui surmonté le tragique de son histoire. C’est, du reste, ce que suggère le synopsis du film, dont la seconde séquence montre justement le saccage d’une paisible rue de la ville par des émeutiers protestants, qui souhaitent faire déguerpir les familles catholiques par la terreur. Kenneth Branagh s’est trouvé face à un paradoxe : comment décrire une enfance heureuse dans le cadre d’une époque et d’un décor soumis à la violence ? Le résultat est l’évacuation presque totale de cette dernière, au point où même le climax de la prise d’otage de la mère de famille se solde par une pirouette humoristique absurde.

En réalité, Branagh n’assume pas le cadre qu’il installe, comme allergique à la violence qu’il ne veut pas voir souiller sa nostalgie d’enfant déraciné. En résulte une œuvre particulièrement lisse et gentillette, sorte de comédie sociale de Ken Loach à l’irlandaise. Manque toutefois à l’appel l’authenticité de ce qui est montré à l’écran : Loach dénonce et fait rire en même temps, car l’incroyable vérité qui se dégage de ses personnages combine tout naturellement ces deux aspects. Rien de tel dans Belfast, une œuvre bien trop prudente et dépourvue d’ambiguïté pour pouvoir prétendre à une telle ambition. On chercherait en vain des aspérités dans ce récit pourtant situé dans une période ô combien tragique. Les personnages sont parfaitement artificiels : un jeune couple parfait, un gamin irrésistible (qui commet des bêtises mais, rassurez-vous, rien de bien grave), des grands-parents rêvés, des voisins qui s’adorent, etc. Même le « méchant » loyaliste protestant n’est que vaguement inquiétant, sa présence à l’écran étant par ailleurs réduite au minimum et son sort réglé en un tour de main. Le décor du film est à l’avenant : une rue où les habitants et leurs enfants passent leurs journées dehors dans la joie et la bonne humeur, le tout agrémenté des accords chaleureux de Van Morrison… Le déracinement, sujet essentiel, est presque entièrement vidé du chagrin, de la détresse, de la souffrance qu’entraîne une telle épreuve. Même l’image en noir et blanc est trop parfaite, trop léchée, et achève de donner au film sa puissante fragrance de naphtaline. Comme attendu, Belfast se termine par une lénifiante leçon de morale du père à son fils, l’assurant qu’il pourra ramener à la maison l’élue de son choix, quelle que soit son obédience religieuse (« si elle est gentille et juste, et que vous vous respectez, elle et sa famille seront toujours les bienvenus dans notre maison »). Le carton final rendant hommage « à ceux qui ont été perdus » au cours du conflit irlandais constitue enfin une cruelle contradiction : quelle légitimité un film ayant systématiquement évacué toute forme de violence possède-t-il pour évoquer la mémoire de ses victimes ?

Un sujet très personnel qui se traduit par des décors de théâtre, des personnages artificiels et une ville qui n’existe qu’à travers le miroir déformant de la nostalgie : tel est le paradoxe de Belfast. Cette critique intransigeante ne prétend pas ignorer les qualités formelles de l’œuvre, sa simplicité touchante, l’interprétation impeccable de la plupart de ses comédiens (en particulier les vétérans Judi Dench et Ciarán Hinds, ainsi que le jeune Jude Hill à la bouille adorable) ou encore sa bande-son enlevée, qui assurent au spectateur de passer un moment parfaitement agréable. Son écriture à l’extrême limite de la niaiserie – voire de la malhonnêteté – l’empêche hélas de réaliser son potentiel. Les longues années d’errance artistique de Kenneth Branagh ont visiblement laissé des traces, même lorsqu’il se lance dans des entreprises heureusement fort éloignées de ses standards récents…

Synopsis : La vie d’une famille ouvrière et l’enfance de leur jeune fils pendant le tumulte de la fin des années 1960 dans la capitale de l’Irlande du Nord. 

Belfast : Bande-annonce

Belfast : Fiche technique

Réalisateur : Kenneth Branagh
Scénario : Kenneth Branagh
Interprétation : Jude Hill (Buddy), Caitríona Balfe (la mère de Buddy), Jamie Dornan (le père de Buddy), Judi Dench (grand-mère), Ciarán Hinds (grand-père), Lewis McAskie (Will)
Photographie : Haris Zambarloukos
Montage : Úna Ní Dhonghaíle
Musique : Van Morrison
Producteurs : Laura Berwick, Kenneth Branagh, Becca Kovacik et Tamar Thomas
Sociétés de production : Northern Ireland Screen et TKBC
Durée : 97 min.
Genre : Drame
Date de sortie : 2 mars 2022
Royaume-Uni – 2021

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