Par son rythme effréné, qui ne laisse pas de place à l’apitoiement inutile, A plein temps offre un regard dense et combatif sur la débrouille. Le film s’offre comme une expérience sensorielle, presque un thriller social avec une Laure Calamy toujours aussi juste.
Elle court, elle court…
Dès les premières minutes d’A plein temps, Julie court après son RER. Elle y entre de justesse et la suite du trajet est identique : une course. Une course qui plus est minutée et qui peut à tout moment faire déraper la journée. Le montage, très minutieux et comme minuté, fait d’A plein temps une sorte de thriller où l’enjeu n’est pas tant un événement marquant/violent que le quotidien. Comment arriver jusqu’à demain en gardant la tête hors de l’eau ? Julie n’a pas vraiment le temps de se poser cette question entre les trajets en pleine grève des transports, ses entretiens d’embauche en plein boulot, et le boulot justement qui l’aspire un peu plus chaque jour. Il y a aussi les enfants et la voisine/nounou qui, de plus en plus, se fatiguent et ce père qui ne répond pas aux appels. Dans son métier cependant, Julie le répète à la nouvelle qu’elle doit former sans en avoir le temps, il faut être « invisible ». La voilà donc soumise au silence contre une grève qu’elle ne peut rejeter mais qui la paralyse quand elle voudrait se mouvoir tant et plus. Un silence qu’elle vit aussi dans son métier et dans sa vie : pas le moment de se plaindre, de faire une erreur, « au prix où ils payent la chambre, ils peuvent tout se permettre ». Même les pires dégradations, une scène de nettoyage au karcher (qui fait un écho assez bravache à certains discours politiques) d’une chambre de luxe, nous en donne un aperçu.
Invisible mais mouvementée
Eric Gravel dresse surtout, comme dans son précédent film Crash test Aglaé, un portrait de femme. Et pas n’importe quelle femme : une femme qui ne ploie pas, qui reste debout face aux difficultés. Pourtant, Julie ne maîtrise plus sa vie qui est, comme celle d’Aglaé l’était, soumise au rythme imposé par le travail. Elle ne peut s’en extirper et c’est là toute la force du propos : comment Julie va faire un pas de côté en tentant de contrevenir à ce rythme. Et comment, en apparence, elle va courir à sa perte. De son premier souffle dans un lit, images en gros plan qui ouvrent le film, à son dernier regard rempli de larmes tourné vers ses enfants, Julie ne se pose jamais et le spectateur non plus. Accompagnée par la musique, la course de Julie n’en n’est que plus intense, dans ce Paris peu filmé ainsi : noyé sous la pluie, métallique, grouillant de monde, mais d’un monde qu’on ne voit pas, presque sans visage. Le film est tourné au présent, on ne sait rien ni du passé, ni de l’avenir de Julie, juste ce présent qui court, court et qui reflète celui de beaucoup de gens. Ainsi, Eric Gravel joue avec les transports, le trajets, qui deviennent des enjeux centraux du film, un enjeu que le réalisateur transforme, dans le chaos général, en une survie. « Je voulais raconter une histoire de gens qui prennent le train tous les jours, qui font des aller-retours et je me demandais comment en faire quelque chose alors que pour les gens qui le vivent, c’est assez épuisant et stressant » (Eric Gravel dans Le Quotidien du cinéma).
Je suis venue, j’ai couru, j’ai vécu…
Le ton est donné dès les premières scènes d’un sommeil qui se transforme en journée millimétrée. Eric Gravel, dans sa volonté de filmer le rapport au travail, s’attache également à filmer les gestes techniques des femmes de chambre. Loin des reportages à la 66 minutes, on entre véritablement dans leur quotidien travaillé : leurs gestes, leurs habitudes, leur empressement également. Eric Gravel filme aussi les rapports entre les personnages, que ce soit les femmes de chambre dans une solidarité rarement présente, parce que l’épuisement les entraîne toutes, ou entre ceux qui ne sont pas du même monde. On voit ainsi Julie se transformer pour aller passer un entretien (par deux fois dans des conditions bien différentes). Les regards ont ainsi une importance capitale dans le film, car ils dessinent rapidement les liens des personnages entre eux, les liens de classes ou les luttes. On pense notamment aux scènes lors de l’anniversaire du fils de Julie, entre elle et un voisin, serviable mais désintéressé (ce qui donne une scène de réparation de chauffe-eau assez hilarante), son amie qui capte sa détresse sans la verbaliser avec elle ou encore lorsque le cadeau, qu’elle a mis tant d’acharnement à trouver, blesse finalement son fils. Tout s’enchaîne à un rythme soutenu et chaque scène fait sens, même dans l’apparente répétition des trajets.
A ce jeu social et funambule, Laure Calamy est merveilleuse. Elle rend ce personnage aussi impalpable que vivant, par tous ces gestes, ces regards, cette intensité aussi qui se dégage d’elle. Quand les larmes coulent, Julie les fait disparaître, et elle ne se tait pas, au contraire, elle fonce, quitte à tout perdre. Or, c’est en pariant qu’elle va gagner, soit terminer la journée pour passer à la suivante, qu’elle reste vivante.
A plein temps : Bande annonce
A temps plein : Fiche technique
Synopsis : Julie se démène seule pour élever ses deux enfants à la campagne et garder son travail dans un palace parisien. Quand elle obtient enfin un entretien pour un poste correspondant à ses aspirations, une grève générale éclate, paralysant les transports. C’est tout le fragile équilibre de Julie qui vacille. Elle va alors se lancer dans une course effrénée, au risque de sombrer.
Réalisation : Eric Gravel
Scénario : Eric Gravel
Interprètes : Laure Calamy, Anne Suarez, Geneviève Mnich, Nolan Arizmendi, Sasha Lemaître Cremaschi, Cyril Gueï, Agathe Dronne
Photographie : Victor Seguin
Montage : Mathilde Van de Moortel
Sociétés de production : Novoprod, France 2 cinéma
Distributeur : Haut et court
Durée : 87 minutes
Genre : Drame
Date de sortie : 16 mars 2022
France – 2021