La Favorite de Yorgos Lanthimos : autopsie de l’audace au cinéma

Chloé Margueritte Reporter LeMagduCiné

Avec La Favorite, Yorgos Lanthimos signe son film le plus savoureux en dialogues et situations cocasses, mais peut-être le moins audacieux de sa carrière. Petite autopsie de l’audace au cinéma à l’heure des dérangeurs à la Haneke portés en vainqueurs jusqu’à Cannes, mais aussi au moment où François Ozon signe avec Grâce à Dieu, un film compliqué à financer de par son sujet (Canal Plus l’ayant lâché), dans la France de 2019… Alors c’est quoi l’audace au cinéma ?

Audace et succès

Qu’est-ce qu’un cinéma audacieux, exigeant et dérangeant ? Yorgos Lanthimos semblait avoir répondu à cette question ces dernières années jusqu’à ce qu’il devienne, avec The Lobster, une petite sensation à Cannes en 2015. Radical, il l’était d’autant plus en Grèce à ses débuts lorsqu’il accompagnait la folie de ses personnages dans Canines, ou encore lorsqu’il décadrait ses acteurs dans Alps, sorte de société secrète qui faisait revenir les morts à la vie par un étrange procédé. Par la suite, le réalisateur est devenu bankable auprès des acteurs du monde entier, comme le révèle le dernier numéro de Première (Janvier 2019). On se plierait devant lui depuis la France (Léa Seydoux en tête) jusqu’à Hollywood. Comment dès lors demeurer subversif tout en assumant son nouveau rôle de cinéaste à la mode ? Il s’agit rien moins que d’être comparé à Haneke (référence qu’apparemment il refuse, toujours selon ses mots dans Première), qui a lui-même fait tourner de grandes figures de cinéma, dont Isabelle Huppert. Mais pour l’actrice la subversion est  une seconde nature, il n’est donc pas étonnant de les voir travailler ensemble.

Pourtant, dans La Favorite , on retrouve des acteurs un poil moins subversifs comme Emma Stone, devenue il y a peu l’énième « muse » de Woody Allen, dont l’humour ne fait de mal à personne. A ses côtés, la géniale Olivia Colman s’amuse à jouer une sorte d’hystérie, mais en ne faisant rien de plus que dans Love & Friendship  où déjà l’on s’amusait à détourner les mœurs, en costume. Ce que dénonce ici Lanthimos, c’est l’hypocrisie des rapports humains. On pourrait alors tenter de le rapprocher d’un Buñuel qui, avec Le Charme discret de la bourgeoisie ou encore Journal d’une femme de chambre, pointait les vilenies du pouvoir, de l’argent et l’incapacité de ceux qui dirigent à réellement nous gouverner. Les têtes tombent donc de manière symbolique, un peu comme chez Sorentino dans Silvio et les autres, ou encore chez Östlund et sa dernière sensation The Square. Ces réalisateurs décident donc d’égratigner, au risque parfois de lasser, de se planter un peu comme Haneke et son très mal reçu Happy end, dont l’ironie du titre cachait toute la saveur cynique du propos.

Love and friendship

S’agit-il dès lors pour le réalisateur de Mise à mort du cerf sacré, de sonder nos bassesses les plus sombres, de nous projeter un écran de vérité pour effacer l’écran de fumée des conventions ? N’est-ce que cela ? Son cinéma n’a-t-il pas un sens plus profond, plus dérangeant, plus atypique ? Il serait question qu’il écrive un épisode de Black Mirror, série qui s’amuse, elle aussi, à déranger. Étrange sensation que de vouloir être sans cesse dérangés, tout en plébiscitant le dérangeur, en lui ouvrant grandes les portes des cinémas. Le dénonciateur ne finirait-il pas par devenir amuseur public ? C’est à cela que l’on pense lorsque La Favorite se met un peu à tourner en rond dans son propos, presque à ronronner. L’horreur ne s’inscrit plus dans la rétine tant elle est écrite dès la mise en scène, magistralement orchestrée, et devient presque « banale », « attendue ». Le long couloir traversé par les protagonistes, lieu de toutes les convergences, devient ainsi peu à peu le symbole de la répétition. Et l’on s’ennuie presque devant ces pérégrinations.

Heureusement que ce jeu de massacre, sur fond de décisions politiques, fait écho à nos sociétés contemporaines et nous rend inconfortables parce qu’il nous rappelle notre incapacité à prendre des décisions, ou notre lâcheté à les faire prendre par d’autres. Il n’y a qu’à voir comme, dans ce que l’on appelle pourtant démocratie, on met du temps, de la réticence à accepter que le peuple puisse avoir quelque chose de légitime à dire. Tout de suite renvoyé à son incapacité à se trouver une forme et des … leaders. Car il n’est question que de ça dans La Favorite, de celle qui se mettra à l’abri et, pire, de celle qui fera passer ses idées politiques en feignant l’amour. Ainsi, plus on voit les deux « favorites » tirer sur des oiseaux avec une précision macabre,  plus la répétition prend aussi sens car elle montre à quel point tout être se modèle à l’image que l’on veut de lui. Tout en gardant sa cousine Abigail sous sa coupe, Lady Marlborough crée un monstre qui va peu à peu lui échapper. L’enjeu des corps, car c’est bien dans la mise en scène des corps que Lanthimos excelle, devient de plus en plus fort, jusque dans une acmé finale qui n’est pas sans rappeler certaines scènes d’Epouses et concubines (les fameux massages de pieds).

 Mise à mort du cerf sacré

L’enjeu est finalement un peu toujours le même, amener le spectateur à regarder au-delà du massacre. Les belles images, les beaux costumes tout autant que les égratignures ou la boue sur les corps sont là pour nous forcer à dévier le regard. En riant, en s’offusquant aussi des mots qui sont prononcés, et qui tournent beaucoup autour du sexe, nous voyons ce qui est à l’œuvre dans les arcanes du pouvoir. Rien n’est dit frontalement par le réalisateur, mais la conscience naît aussi de notre capacité à nous dégoûter de que nous voyons, peut-être pour le fuir. Si l’on peut regretter que La Favorite devienne peu à peu une petite ritournelle, certes savoureuse, nous pouvons aussi comprendre qu’il s’agit d’une forme de jusqu’au-boutisme déjà à l’œuvre dans Mise à mort du cerf sacré, où les corps étaient froids, distants, jusqu’à être cassés, brisés.

Ce qu’opère Lanthimos ce n’est donc pas seulement une popularisation qui l’entraîne du côté des plus grandes stars, mais une mise à mort parfois de son propre discours. Bien sûr, La Favorite donne à voir autant qu’à penser, mais le propos est moins acerbe, moins radical qu’autrefois, comme s’il opérait des concessions. La Favorite n’est donc pas nécessairement le film que l’on retiendra du réalisateur. Espérons que le cerf sacré que la presse semble vouloir faire de lui, ne l’affadisse pas, à force de vouloir attirer les stars dans ses filets et les déshabiller de l’intérieur, comme de l’extérieur, en les jetant dans ses abîmes. Car le cinéma de Lanthimos est plus que cela, c’est le vecteur de nos peurs, de nos angoisses, de nos saloperies, et celui qui les regarde en face peut déjà un peu grandir grâce au cinéma. L’inconfort est un état qui doit déranger et non amuser car il est un choix assumé, celui de donner au spectateur ce qu’il est loin d’attendre. Et pour le spectateur intranquille, c’est tout un art.

La Favorite : Bande annonce

La Favorite : Fiche technique

Synopsis : Début du XVIIIème siècle. L’Angleterre et la France sont en guerre. Toutefois, à la cour, la mode est aux courses de canards et à la dégustation d’ananas. La reine Anne, à la santé fragile et au caractère instable, occupe le trône tandis que son amie Lady Sarah gouverne le pays à sa place. Lorsqu’une nouvelle servante, Abigail Hill, arrive à la cour, Lady Sarah la prend sous son aile, pensant qu’elle pourrait être une alliée. Abigail va y voir l’opportunité de renouer avec ses racines aristocratiques. Alors que les enjeux politiques de la guerre absorbent Sarah, Abigail quant à elle parvient à gagner la confiance de la reine et devient sa nouvelle confidente. Cette amitié naissante donne à la jeune femme l’occasion de satisfaire ses ambitions, et elle ne laissera ni homme, ni femme, ni politique, ni même un lapin se mettre en travers de son chemin.

Réalisation : Yorgos Lanthimos
Scénario : Deborah Dean Davis, Tony McNamara
Interprètes : Olivia Colman, Rachel Weisz, Emma Stone, Mark Gatiss, Nicolas Hoult, Joel Alwyn
Photographie : Robbie Ryan
Montage : Yoprgos Mavropsaridis
Sociétés de production : Element Pictures, Scarlet Films, Film4, Waipoint Entertainment
Distributeur : Twentieth Century Fox
Genre: Drame historique
Durée: 121 minutes
Date de sortie : 6 février 2019

Etats-Unis – Grande-Bretagne – Irlande – 2019

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